Vainqueur la veille au sommet de l’Alpe d’Huez, le Campionissimo n’en a pas pour autant creusé des écarts irrémédiables au général. En effet, ses compatriotes Andréa Carréa et Fiorenzo Magni se trouvent en embuscade à respectivement 5 secondes et 1’50 », alors que le néo-Français Nello Lauredi, naturalisé en 1948, accuse lui un débours de cinq minutes. Les autres, tous les autres, dont Jean Robic, 10ème à plus de dix-huit minutes, sont loin, très loin, et inexorablement écartés de la course au podium. En outre, la condition affichée par l’enfant de Castellania lors de cette Grande Boucle 1952 est tout simplement ahurissante. A 33 ans, Fausto Coppi n’a jamais paru aussi maître de son art. Au départ de cette abominable onzième étape, Bourg d’Oisans-Sestrières, les adversaires du transalpin redoutent le pire. En effet, le franchissement dans la foulée du col de la Croix de Fer, du Télégraphe, du Galibier, du Mont Genèvre et la montée finale sur Sestrières embrume les esprits et laisse augurer l’ensevelissement en règle des derniers espoirs de rébellion d’un peloton en pleine phase de léthargie.
Pourtant, côté français, le sémillant Marcel Bidot n’en a cure, de la supériorité de l’assassin des cimes, et compte bien instaurer enfin l’union sacrée au sein d’une équipe tricolore pour le moins hétéroclite. Disparate, la formation française l’était à tout point de vue. La présence en son sein de Biquet semblait pour bon nombre de grands pontes, dont Jacques Goddet lui-même, une hérésie et gage de tous les avatars présents et futurs. En vérité, ils n’avaient pas tout à fait tort lorsque l’on se souvient des frasques légendaires du « Cabochard », dixit Goddet, dans un passé récent. Mais, d’un autre côté, comment se passer d’un dynamiteur de sa dimension, comment ignorer ne serait-ce qu’un instant toutes les facettes d’un talent jamais démenti ? En un mot, comment ne pas faire confiance à ce grognard invétéré et à sa tactique de harcèlement peu commune ? Marcel Bidot, lui, l’a bien compris et, malgré les doutes émis par un Louison Bobet en pleine ascension, il fera de « Tête de Cuir » un coureur protégé, au même titre que Raphaël Geminiani, Lucien Lazaridès, Nello Lauredi, Jean Dotto et que le dernier lauréat du Lombardie, donc. Pire, le Génial Marcel a intégré, aux côtés du lauréat de 1947, l’immense Robert Bonnaventure, fidèle parmi les fidèles de Jean Robic. Alors, l’animosité ancestrale qui lie le Boulanger de Saint-Méen au Nabot de Radenac connaîtra-t-elle une parenthèse le temps de ce Tour 52 ? Rien n’est moins sûr !
Comme prévu, les Français lancent les hostilités dès le col du Télégraphe, par l’entremise du minot armoricain Jean Le Guilly. Une attaque sèche pleine d’à propos qui oblige la carcasse dégingandée de Fausto Coppi à s’employer violemment. Le Tom Pouce du Faouët, frisé comme un mouton, poursuit sa chevauchée initiale. La pédalée est saccadée, heurtée par moments, mais bougrement efficace. Dans le Galibier, la foule agglutinée prend fait et cause pour ce jeune présomptueux inconnu qui perdure dans sa quête insouciante. Les acclamations du public semblent irréelles et hissent littéralement le jeune morbihannais au sommet du monstre alpin. Derrière, l’échéance est proche et le Campionissimo place alors une mine inouïe qui irradie public, suiveurs et peloton par la même occasion. Coppi s’envole tel un rapace vers sa destinée. Devant, Le Guilly semble coincer. Scotché au bitume, il est victime en outre d’une crevaison inopportune qui le laisse sans réaction. Sans réaction, le coureur de Ouest-Sud-Ouest l’est tout autant lorsqu’il aperçoit un OVNI, à la sortie d’un lacet, venir le happer tel un vulgaire hameçon. Abasourdi, il contemple, pantois, l’objet non identifié s’évanouir au-delà d’un énième virage. Le fantôme en question n’est autre que notre Campionissimo, en personne, qui élabore puis exécute un raid dévastateur.
Au sommet du Galibier, Coppi passe avec la bagatelle de 2’30 » d’avance sur le groupe des poursuivants, tétanisés. A l’arrière, un trio composé des Français Nello Lauredi et Lucien Lazaridès accompagnés de l’Italien Fiorenzo Magni, souffre le martyr et sombre définitivement. Devant ce trio déconfit figure encore le Grand Fusil et Biquet. Les deux Français font un temps illusion en tentant tant bien que mal de résorber l’hémorragie et de sauver ainsi ce qui leur reste d’honneur. Peine perdue, Raphaël Geminiani perce dans la descente et disparaît à son tour. Seul Jean Robic parvient à tirer son épingle du jeu en passant derrière Fausto Coppi au Mont Genèvre. « Tête de Cuir » se lance comme un dératé dans la descente mais crève, malencontreusement, au moment d’aborder une épingle serrée. La poisse poursuit décidemment nos compatriotes. Comble de malchance, le véhicule de Marcel Bidot, qui se trouve derrière Nello Lauredi, tarde à se frayer un passage. Fou de rage, se sentant cruellement trahi, Biquet se met à l’ouvrage, seul, et gonfle à la pompe son boyau récalcitrant. Il renouvellera l’opération à cinq reprises sans pourtant pouvoir empêcher ledit boyau de perdre de l’air abondamment.
A Sestrières, le Campionissimo, ovationné par tout un peuple en liesse, franchira la ligne sept minutes devant Ruiz, neuf devant Stan et ce brave Le Guilly, dix devant Gino le Pieux et plus de onze sur un Biquet furibond. Une boucherie ! Devant l’écrasante domination du prédateur des cimes, Jacques Goddet doublera la prime du dauphin de l’intouchable. Fausto Coppi, bon prince, ne forcera pas outre mesure son talent pour chasser derrière le Breton de Radenac sur les pentes surchauffées du Géant de Provence, un peu plus tard. Fausto Coppi poursuivra son travail de démolition jusqu’à Paris, avec une assiduité doublée d’une régularité de métronome. La punition finale s’avèrera être d’une sévérité rarement atteinte. Pour preuve, le dauphin du Maître, Stan Ockers, éparpillé, broyé, haché menu, se retrouve à une demi-heure ! Qu’ajouter de plus ?
A l’arrivée à Paris, pourtant, Biquet est remonté comme une pendule helvète. Cinquième à près de quarante minutes de sa Majesté Fausto, le Breton s’en prend à la terre entière et bien au-delà, si c’était possible. Loué de toute part, il passe outre. La malchance insidieuse, persistante et répétitive dont il fut victime et invoqués par tous ne le calme pas pour autant. L’épisode au cours duquel il ne fut pas dépanné suite à une crevaison l’indispose fortement et il le fait savoir haut et fort à qui veut l’entendre et même aux autres. A ce propos, on apprit plus tard que le véhicule de Marcel Bidot, auteur de tous les maux et mots proférés par Biquet, fut victime d’une malheureuse panne de carburant. Indéniablement, en ce 6 juillet 1952, les Français, dans leur ensemble, ne possédaient ni l’essence ni les idées pour contrecarrer les ambitieux mais légitimes desseins du Campionissimo !
Michel Crepel