1939, depuis une demi-douzaine d’années déjà, le grondement lancinant des bottes rythme avec frénésie le quotidien de nos compatriotes, et ceux de l’Europe dans son ensemble d’ailleurs. Un an après le triomphe de Gino le Pieux, l’atmosphère s’avère de plus en plus oppressante et nauséabonde. Pourtant, mués dans une amnésie collégiale des plus infantile voire des plus coupable, en regard aux cruels et indélébiles événements qui ont bien malgré eux émaillé et entaché leurs mémoires, vingt années auparavant, les bons peuples du vieux continent continuent, imperturbables, à vaquer à leurs occupations et loisirs faisant fi de tout bon sens et de toute notion de prudence inhérente à toutes situations de déliquescence imminente. Les prémices d’un conflit apparaissent en effet probables car inexorables. Loin de ces préoccupations d’ordre politique, Henri Desgrange n’en ait pas moins conscient du malaise ambiant et, plongé dans ses coutumières et légendaires réflexions d’avant-Tour, il doit faire face à une conjoncture hétérodoxe.
Nous sommes à l’aube de ce qui sera le dernier Tour de la décennie et de l’entre-deux guerres. Nombre de nations ont rejoint la forfaiture et se sont par la même occasion désolidarisées du monde sportif. Le « Boss » se retrouve alors confronté à l’épineux problème de la participation à l’épreuve qu’il chérit depuis toujours. L’Europe déchirée de toute part s’interroge. L’Autriche annexée, le territoire des Sudètes investi et le couloir de Dantzig fraîchement dompté par et sous la houlette des prédateurs du IIIème Reich, la « Vielle Dame » se meurt. Ajoutez à cela une Italie toujours aussi pleutre, se rangeant une nouvelle fois aux côtés des présomptueux usurpateurs, et une Espagne en proie et saignée à blanc par une guerre civile assassine, et vous aurez une idée des sombres et douloureux cauchemars de Desgrange à l’heure d’ébaucher un plateau digne de ce nom pour une épreuve telle que la Grande Boucle.
Toutefois, l’impétueux clerc de notaire possède en son sein des ressources insoupçonnables et s’en va nous concocter un tour de passe-passe qui aurait rendu fou de jalousie un Oudini. Pour obvier à ses désaffections en chaîne, Henri Desgrange songe alors à plusieurs formules idoines sachant que le menu copieux de cette 33ème édition risque d’indisposer jusqu’à l’indigestion nombre de participants. En effet, une somme considérable de difficultés attend les saute-ruisseaux avec pas moins de cinq secteurs contre-la-montre, dont la montée sèche de l’Iseran, et une traversée des Pyrénées puis des Alpes des plus boulimiques, truffées d’ascensions plus cauchemardesques les unes que les autres. Le maître d’œuvre de ce qui deviendra au fil des décennies la plus grande épreuve du calendrier prendra finalement la seule décision raisonnable qui demeurait, à savoir créer des formations régionales et autoriser la Belgique, seul pays de notoriété mondiale épargné par la crise, à bénéficier d’une équipe B. Le Luxembourg, la Suisse et les Pays Bas viendront compléter un peloton amputé, certes, mais tout à fait respectable et compétitif.
Plus que la formation nationale, ce sont les équipes régionales qui retinrent l’attention. Les présences de René Vietto, leader du comité du Sud-Est, ainsi que de Maurice Archambaud, le rouleur patenté de la formation du Nord-Est Ile de France n’est pas étrangère à cet état de fait. Face au Flamand de Gistel Sylvère Maes, la présence de ces deux « vieux briscards » n’est pas un luxe. L’idée d’introniser des Régionales s’avère être une nouvelle fois une idée lumineuse de Desgrange. Dès les premières étapes, on assiste à une orgie de victoires des coureurs des comités. D’Amédée Fournier à Pierre Cloarec en passant par Eloi Tassin, uniquement interrompu par le succès de Belge Romain Maes, homonyme de Sylvère, à Vire, les régionaux règnent en maîtres absolus sur l’entame de la kermesse de juillet. Seul, en vérité, Raymond Louviot de l’équipe de France parvient à tirer son épingle du jeu lors de la quatrième étape Brest-Lorient. Cette journée marquera en outre la prise de pouvoir du « Roi René ».
Le patron était aux anges, le feu d’artifice déclenché par les Régionaux, dès le départ de Paris, mettait en exergue son génie hors pair. Les quotidiens régionaux relayaient à grand renfort de unes racoleuses les exploits de leurs protégés, ne se privant nullement d’avancer que les étapes n’avaient jamais été aussi animées, échevelées et trépidantes que depuis l’invitation des coursiers du cru. Durant toutes ces étapes, Sylvère Maes apparaissait d’une coutumière discrétion et fidèle à ses options de départ. Le Belge se lovait à merveille au sein du peloton des sans-grades. A l’inverse, le Roi René s’agitait tel un beau diable à l’avant de la course. Ceint de la tunique tant convoitée, le Méridional tentait tant bien que mal d’engranger du temps en prévision des massifs montagneux. Hier seigneur des cimes, Vietto, après trois ans de purgatoire, subodorait à raison que ses aptitudes de mouflon ailé se retrouveraient émoussés avec l’âge. Aussi s’ingéniait-il à user de toute sa malice afin de se présenter au pied des Pyrénées nanti d’un matelas confortable. Cette débauche d’énergie pour le moins vaine n’a néanmoins pas permis au Cannois, loin s’en faut, d’aborder les Pyrénées en position idéale.
La première étape pyrénéenne Pau-Toulouse donna lieu le soir, à l’hôtel, à une rixe endiablée dans les rangs de nos voisins d’outre-Quiévrain. En effet, une attaque d’une violence inouïe mais impromptue d’Edward Vissers, lieutenant pourtant fidèle de Sylvère Maes, eut pour effet immédiat de faire exploser le peloton dans l’Aubisque puis dans un second temps d’éliminer pour le compte le meilleur ami du leader belge Félicien Vervaecke. Vert de rage et courroucé à l’extrême par cette trahison, Sylvère Maes ne laissa le soin à personne, pas même à René Vietto, qui n’en demandait pas tant, de mener la poursuite tambour battant afin de limiter l’écart à quatre minutes à l’entrée de la ville rose. Après un « ce sera moi et personne d’autre qui sera le premier à Paris ! » fumeux, l’acariâtre flamand rejoignit sa chambre et claqua la porte sans autre forme de procès. L’assistance penaude n’en menait pas large à cet instant. Tout rentra apparemment dans l’ordre bon gré malgré et les gregarii, houspillés vertement de Sylvère Maes se tinrent cois lors de la suite des événements.
Les étapes de transition menant les rescapés de cette 33ème édition du massif pyrénéen aux contreforts alpins virent un festival de Maurice Archambaud. Le « Nabot », intenable, s’imposa à trois reprises à Béziers, Montpellier et Monaco. Avant d’aborder les Alpes, le « Roi René » n’en menait pas large. Nanti d’un viatique des plus fragiles, un peu moins de deux minutes d’avance sur son principale adversaire Sylvère Maes, le Français était soucieux. L’étape Digne-les-Bains-Briançon sonnera le glas des espérances du héros de tout un peuple. L’attaque tranchante de Maes se situera à l’entame du faux-plat montant de Brussinard. Imperceptiblement, sans jamais donner l’impression de hausser le rythme, le Belge décramponna le Cannois, mètre après mètre. C’était l’hallali. Seul au monde, Sylvère Maes accéléra encore sur les pentes décharnées de l’Izoard portant par là même son avance au-delà des six minutes.
Le faciès déformé par la souffrance, les muscles durs et saillants au bord des crampes, le « Roi René » qui, cinq ans plus tôt, avait joué les altruistes en offrant sa monture à Antonin Magne dans la descente du Portet d’Aspet, était émouvant et faisait peine à voir à tous ceux qui, quelques temps auparavant, l’avaient connu fringant, flamboyant lors de ses numéros uniques de funambules et de conquistador des cimes. A Briançon, le Cannois, éreinté, accusera un débours de dix-sept minutes sur Sylvère Maes, héros du jour et accessoirement vainqueur de l’étape. La messe était dite. Le Belge enfoncera le clou et mettra un point d’honneur à s’adjuger le long chrono de l’Iseran, rendant la défaite de Vietto, si c’était encore le cas, un peu plus douloureuse. Abattu, mais nullement découragé, le Roi René se promit de renverser la vapeur et de triompher en 1940. Aujourd’hui, nous savons ce qu’il advint du Tour de France et de son mentor de toujours, à savoir Henri Desgrange. L’un se mit en sommeil sept années durant, l’autre s’éteignit pour toujours.
Michel Crepel