Cette saison 1966, année charnière s’il en est, demeurera à bien des égards, et presque essentiellement, l’apogée de la Guerre des Chefs. Le point culminant, paroxysmique même de l’animosité, de l’inimitié entre deux personnages éminents et incontournables de la planète cycliste de cette période, bénie pour nous Français, à savoir Jacques Anquetil et Raymond Poulidor. Et par voie de conséquence des castes Anquetilistes et Poulidoristes. Cette rivalité exacerbée voire incongrue atteindra alors des sommets dignes des tragédies shakespeariennes telle celle mettant en scène Capulet et Montaigu. Amorcée lors d’une Course au Soleil ébouriffante et gratinée en brigandages plus ou moins licites, elle trouvera un semblant d’épilogue à défaut de dénouement sur les routes allemandes du Nürburgring lors d’un enterrement de première classe. Un sabordage en règle en forme d’apothéose, en somme, auquel l’enfant du pays, l’autochtone Rudi Altig, saura à merveille faire bon usage. Comme l’antagonisme de nos deux belligérants gloutons ne se satisfera pas le moins du monde d’un préambule et d’une conclusion, un plat de résistance sera organisé à l’occasion de la 53ème édition de la Grande Boucle.
Comme mentionné plus haut, nous abordons les années charnières. En effet, une mutation générationnelle est sur le point de s’opérer dans le cyclisme et le Tour de France, à l’instar de toutes les épreuves du calendrier, n’échappera pas à la règle. De nombreux coureurs flirtent avec la limite d’âge et des fluoriclasses tels Maître Jacques ou l’Empereur d’Herentals, malgré de beaux restes, sont conscients que leur avenir est désormais derrière eux. L’auteur du coup de Trafalgar qui a irradié le Tour la saison précédente, Felice Gimondi, est absent, mais l’exploit du Bergamasque demeure encore dans toutes les mémoires, surtout celles embuées de garçons tels Raymond Poulidor, le bien nommé, Henry Anglade, le transalpin Gianni Motta voire le compatriote et équipier du futur lauréat Vittorio Adorni. Jacques Anquetil, quant à lui, ne participe pas au traquenard, se contentant de glaner quelques lauriers en remportant entres autres Paris-Nice, le Critérium National, le fabuleux doublé Dauphiné Libéré-Bordeaux-Paris, dans la foulée, le Grand Prix des Nations, le Trophée Baracchi, le Critérium des As, le tout agrémenté du Prestige et Super Prestige Pernod.
Dans le sillage de Gimondi, de jeunes espoirs, Français pour la plupart, piaffaient d’impatience dans l’ombre de nos deux acariâtres coureurs emblématiques. Le Drômois Maurice Izier, 22 ans, de la formation Pelfort Sauvage Lejeune chère à Maurice De Muer, par exemple. La formation à damiers n’est pas en reste avec le natif d’Avrillé, Christian Raymond, 22 ans, le Breton Désiré Letort, 23 ans, le Normand Raymond Delisle, 23 ans également, et le déjà expérimenté, malgré ses 25 printemps, l’Hautevillois Roger Pingeon. Les Mercier-BP de Tonin, outre le fait de posséder le favori de cœur de tout un peuple en la personne de notre Poupou national, ne sont pas à bout d’arguments avec le jeune Brestois de 25 ans Jean-Pierre Genet et l’Azuréen de 23 ans Gilbert Bellone. Enfin, la formation Ford France du Grand Fusil et de Maître Jacques n’est pas en reste avec la présence en son sein du dauphin du Bergamasque lors du Tour de l’Avenir 1964, le Varois Lucien Aimar, tout juste 25 ans. Pour l’anecdote, il n’est pas vain de rappeler qu’Aimar avait fait l’objet d’une pénalisation d’une minute infligée à la suite d’une altercation à l’égard d’un coursier d’outre-Quiévrain. Lorsqu’on se rappelle que Felice Gimondi s’était octroyé la victoire pour 42 misérables secondes, nous pouvons objectivement subodorer que mathématiquement… Toutefois chacun sait que cyclisme et mathématiques n’ont, dans le passé, jamais fait bon ménage.
Sélectionné la même année pour participer à la course en ligne des JO de Tokyo, il n’achèvera pas la course, à l’inverse de la fratrie Pettersson d’Eddy Merckx, futur champion du monde à Sallanches, de Felice Gimondi, de Walter Godefroot, de Gerben Kartens, d’Ole Ritter, de Johnny Schleck ou de Roger Swerts, et de quelques autres futurs stars du peloton dont ne fera paradoxalement pas partie le vainqueur, l’Italien champion de son pays Mario Zanin. Le protégé de Raphael Geminiani ne conserve à ce moment-là pas un excellent souvenir de ses premiers pas sur la Grande Boucle. Néophyte en 1965, lorsque le Grand Fusil le lança dans le grand bain en l’absence du Normand, il sera victime, à l’instar de beaucoup d’autres, d’une insolation contractée lors de la neuvième étape qui conduisait le peloton, sous une terrible canicule, de Dax à Bagnères-de-Bigorre par les ascensions de l’Aubisque et du Tourmalet. Dans l’Aubisque, Lucien Aimar fut pris de vertiges. Il descendit promptement à défaut de prestement de sa monture, les yeux hagards. Tel un pantin désarticulé nanti de gestes d’automate, il déambulera maladroitement quelques mètres avant de s’effondrer lourdement, inconscient sur le macadam brûlant jusqu’à l’incandescence. Là, gisant les bras en croix, le jeune Varois ne devra son salut qu’au masque à oxygène que les médecins dépêchés en urgence lui appliqueront in extenso. Cette hécatombe ainsi que celle survenue peu ou prou au même moment sur le Tour de l’Avenir ravivera fortement la rumeur doping.
Requinqué, Lucien Aimar se présentera, pour sa deuxième expérience, armé de bonnes résolutions. Auteur d’un début de saison sérieux et prolifique comme le démontre sa victoire dans la semi-classique Gènes-Nice et sa très convaincante seconde place lors d’une Flèche Wallonne dominée au sprint par le très talentueux transalpin Michele Dancelli. Pour la petite histoire, placé idéalement au sein d’un groupe de trois fuyards où figurait, outre Dancelli et lui-même, le Teuton Rudi Altig, le Varois parvint superbement à devancer l’Allemand au sommet du Mur d’Huy. Même s’il ne parvint pas à se hisser au niveau de l’Italien, réputé excellent finisseur, Lucien Aimar laissait présager avec ce coup d’éclat des lendemains enchanteurs dans le domaine des Ardennaises, classiques peu prisées par nos compatriotes plus enclins à se préparer pour la kermesse de juillet. Finalement, les us et coutumes gauloises n’ont pas réellement changé au fil des décennies. Cette 53ème édition se présentait donc sous les meilleurs auspices pour notre Azuréen même si dans son for intérieur, le leader de la formation Ford France demeurait, bien évidemment, le Normand de Mont-Saint-Aignan.
Outre les favoris locaux suscités, les candidats à la victoire finale étaient assez peu nombreux au sein des formations étrangères. Citons pêle-mêle le Colosse de Mannheim, l’Allemand Rudi Altig, le Hollandais à lunettes Jan Janssen, le Belge Buster Keaton Herman Van Springel voire les Espagnols tels Julio Jimenez, Joaquim Galera ou Francisco Gabica et enfin le Britannique de Peugeot, le MajorTom Simpson. On notera, bien évidemment, l’absence en nombre des meilleurs Italiens et seul, peut-être, le coureur au cœur fou Franco Bitossi au sein d’une modeste formation Filotex peut entretenir l’illusion. Les défections fâcheuses du Showman Vittorio Adorni, de Felice Gimondi, vainqueur sortant et du Blond, Gianni Motta, omniprésents sur les routes de l’Hexagone, l’été précédent, générèrent les rumeurs les plus folles. A défaut d’être toutes foncièrement farfelues, on se gardera bien de cautionner celles concernant le doping. En revanche, la thèse du Giro échevelé et débridé très éprouvant physiquement et émotionnellement engendrant le refus, quoiqu’opportun, de notre trio infernal, nous sied à merveille. Même si Jacques Anquetil offrit, sur un plateau, la victoire aux Molteni de Motta, au détriment des Salvarini de Gimondi et Adorni.
Le peloton se trouvait désormais sous les ordres du starter, au départ de Nancy en ce 21 juin 1966, et tous, suiveurs, journalistes, public et inconditionnels de tous bords se demandaient qui d’Anquetil ou de Poulidor allait bouffer l’autre. Le Normand avait un mal fou à adhérer à cette situation du favori à deux têtes et les absences de Gimondi et Adorni, par exemple, le chagrinait fortement. En effet, la pluralité de leaders synonyme de partage des responsabilités, servait à terme les desseins du quintuple lauréat de la Grande Boucle, à l’inverse leur absence signifiait qu’il s’apprêtait inévitablement à subir le poids de la course. Et ça, Maître Jacques n’appréciait que très modérément. Au départ de ce Tour de France, rares étaient les indécis. Poulidoristes et Anquetilistes s’affrontaient par journalistes interposés et si les premiers nommés se montraient convaincants à l’applaudimètre virtuel, cela était surtout dû à leurs propensions à se montrer bruyants, à l’inverse de leurs adversaires moins démonstratifs.
Malgré l’énorme pression qui étreint nos deux favoris et cette hostilité latente mais exacerbée qui règne entre les deux protagonistes et par la même occasion entres leurs directeurs sportifs respectifs, les inénarrables Raphaël Geminiani et Antonin Magne, la situation du Normand et du Limousin au deuxième jour de course s’avère des plus enviables. En effet, sans en avoir l’air, sans donner un coup de pédale superflu, ils ont réussi, tous deux, à hisser indirectement au commandement de l’épreuve l’Allemand Rudi Altig. Ce dernier s’est évertué, à la grande joie de nos deux tourtereaux, à s’agripper aux mailles de son très convoité paletot jaune jusqu’à Bayonne aux pieds des Pyrénées. Au cours de cette étape Bordeaux-Bayonne, une tentative de grève eut lieu, à la suite d’un contrôle antidopage inopiné, ordonné la veille à Bordeaux par le professeur Dumas. Mettant pied à terre au lieudit House, près de Gradignan, ils parcoururent une centaine de mètres, bicyclette à la main, puis reprirent la route non sans ronchonner.
Honnête grimpeur sans être un escaladeur ailé, le leader de la formation de Giorgio Albani estimait son rôle achevé. Les huit jours passés en jaune avaient donné pleinement satisfaction à son sponsor et l’absence de Motta était de ce fait amortie. En vérité, cette première étape de montagne allait tout simplement s’avérer décisive. Pourtant, si la distance est conséquente avec ses 230 bornes, les difficultés, en revanche, ne sont pas légions. Seules les ascensions du Soulor et de l’Aubisque figurent au menu des quelques 120 rescapés. Les velléités offensives des uns et des autres n’allaient pourtant pas mettre longtemps à s’exprimer. Dès le départ en réalité des escarmouches ébranlent le peloton sans toutefois le désorganiser. Peu avant d’atteindre Orthez, neuf coureurs prennent la poudre d’escampette. Parmi les fuyards figurent l’Espagnol de la Kas, Sebastian Elorza, les Belges Willy In’t Ven et André Messelis de la Mann, Henri Dewolf de Solo Superia, l’Italien de Molteni, Giuseppe Fezzardi et le Luxembourgeois Johnny Schleck de la formation Pelforth. A ces six hommes partis en éclaireurs viendront bientôt s’adjoindre, le Transalpin Tommaso De Pra, autre équipier d’Altig ainsi que les Français Jean Stablinski et Robert Cazala, parfaits et opportuns relayeurs de service de, respectivement, Jacques Anquetil et Raymond Poulidor. Excepté que de relais, il n’y en eut point comme nous allons le découvrir.
Les neuf fuyards ouvrent la route et derrière c’est déjà l’hallali pour nombre de seconds couteaux. A mi-course des vagues successives projettent à l’avant une trentaine de coureurs. Parmi ces vingt-six hommes exactement, on reconnaît les Bataves Jan Janssen et Arie Den Hartog, les Français Lucien Aimar, Raymond Delisle, Jean-Claude Lebaube, Désiré Letort, Raymond Mastrotto et Christian Raymond, les Ibères Mariano Diaz, Antonio Gomez Del Moral, José-Antonio Momene et Domingo Perurena, l’Allemand Karl Kunde ou l’Italien Guido De Rosso. Derrière, les favoris contrôlent. Au pied du col du Soulor, le groupe de tête, qui a perdu Cazala, compte un peu moins de quatre minutes d’avance sur le groupe de poursuivants de Lucien Aimar. Le peloton Maillot Jaune où figurent tous les favoris à la victoire finale pointe désormais à près de huit minutes des huit hommes de tête. Un gouffre. L’ascension du Soulor provoque de nombreux changements au sein des deux groupes d’échappés mais rien de bien significatif concernant les favoris et le déroulement des événements. A 50 bornes de Pau, au sommet de l’Aubisque, la situation se complique. Au sommet, De Pra et In’T Ven passent en tête devant Diaz à 30 secondes. Fezzardi suit à une 1’30 » puis Dewolf à 2’15 », Momene à 3′. Un groupe de quatorze unités comprenant Kunde, Schleck, Janssen, Delisle, Lebaube, Perurena, Huysmans et Aimar bascule avec un retard de quatre minutes sur le duo italo-belge. Le peloton Anquetil-Poulidor possède un débours de 6’40 ». Quant au Maillot Jaune Rudi Altig, il accuse un retard de plus de huit minutes. A l’arrivée sur le circuit automobile, Tommasso De Pra règle au sprint son compagnon de route Willy In’T Ven. Jan Janssen s’adjuge la troisième place en dominant son groupe de dix-sept hommes dans lequel figure le discret mais malicieux Lucien Aimar. Le peloton des favoris parvient enfin, sous les huées d’un public furibard et pour le moins mécontent, à couper la ligne plus de neuf minutes après le héros du jour, Tommasso De Pra. Au classement général, De Pra endosse le maillot jaune un peu plus de deux minutes devant Janssen et un groupe de six coureurs à 2’14 » dans lequel figurent en bonne place Lebaube et Aimar.
A l’arrivée, les commentaires vont bon train. Chacun cherche à se disculper en évoquant leur lassitude respective face à l’isolement, seul coupable, à leurs yeux, de leur déconvenue. Cela frise la paranoïa. Anquetil ne pouvait décemment pas prendre la poursuite et rouler sur Aimar et Poupou, ayant perdu Cazala à l’agonie, à l’avant, et se retrouvant démuni et sans équipier pour stopper l’hémorragie. La langue de bois n’est décidément pas l’apanage des seuls politiques. Les titres de la presse sont cinglants, en revanche. Pierre Chany : « la tête de Poulidor dans le lasso d’Anquetil ! » Jacques Goddet écrivait dans son édito : « le diabolique et l’innocent ! » Chacun y trouvera son petit ! Le Boss ajoutait que le Normand appliquait un plan diabolique, celui du naufrage volontaire. Un suicide collectif à la Jim Jones en quelque sorte. Nous sommes tombés dans le « délire d’initié » (sic). Pour l’homme au casque colonial, Anquetil se sachant moins dominateur que naguère dans son domaine privilégié du chronomètre se serait sabordé en entraînant son meilleur ennemi dans sa déchéance. Du Shakespeare revisité. Pourtant, ce passage dans le massif pyrénéen n’avait rien de cauchemardesque, il aurait très bien pu être escamoté par les favoris sans pour autant laisser une échappée de trente coureurs se développer et prendre autant de champ. Tonin le Sage ne disait pas autre chose le soir dans la cité paloise. Jean-Claude Lebaube chipera le lendemain à Luchon le précieux sésame bouton d’or à Tommasso De Pra avant de se le faire souffler à son tour, pour le compte, du côté de Revel par le grimpeur de poche, l’Allemand Karl Heinz Kunde.
A Val-les-Bains à l’occasion du premier contre la montre, Raymond Poulidor confirme ses récentes victoires sur Jacques Anquetil. En dominant le Normand dans sa discipline de prédilection, le Limousin a pris un ascendant certain sur celui-ci. Mais n’est-il déjà pas trop tard. Au général, Jan Janssen est désormais second à une trentaine de secondes de Kunde mais surtout Aimar, gregario de luxe d’un Anquetil en déconfiture, se hisse sur la troisième marche du podium à moins d’une minute du Maillot Jaune. Poulidor et Anquetil se tiennent en cinq secondes mais à près de six minutes. L’étape-reine de ce Tour 66 conduisait les rescapés de Bourg d’Oisans à Briançon par les cols de la Croix de Fer, du Télégraphe et du Galibier. Cinq heures de manivelles à 2000 mètres d’altitude, de quoi en perdre le souffle. La brève distance, 150 bornes, suggère des attaques à outrance et les suiveurs, déçus par l’apathie récurrente d’une grande partie du peloton, abondent dans ce sens. Il est bon de rappeler également que le sommet de la hiérarchie de la course est squatté par les seuls membres de l’échappée de Bayonne-Pau. Dans la Croix de Fer, quelques soubresauts portent au commandement Joaquim Galera, Franco Bitossi et Julio Jimenez, suivis d’un premier peloton où figurent les principales têtes d’affiche. Tom Simpson, champion du monde en titre et équipier de Kunde, en difficulté à l’arrière, s’arrache dans la descente. Au pied du Télégraphe, le Major possède 1’30 » d’avance sur Jimenez parti en contre. L’Espagnol de Kas rejoint bientôt l’Anglais et l’abandonne peu avant le sommet qu’il franchit seul. A 1’15 » après Jimenez, un groupe de quinze hommes apparaît à son tour. On reconnaît parmi ces coureurs, Poulidor, Janssen, Anquetil, Altig, Bitossi, Aimar ou Pingeon.
Simpson revenu sur Jimenez dans la descente, les deux hommes comptent désormais 1’20 » sur un groupe Anquetil, Poulidor, Janssen, et 2’30 » sur un autre groupe où tente de surnager le Maillot Jaune Kunde. Dans le Plan Lachat, du côté du Lac des Cerces, sur les pentes abruptes de l’ogre Galibier, Anquetil dépose une mine. Le groupe explose et seul Poupou parvient à s’accrocher. Au sommet du Galibier, Jimenez, récitant sa partition de mouflon ailé à la perfection, bascule en tête devant Anquetil et Poulidor à 1’35 ». Simpson, victime d’un coup de buis carabiné puis d’une chute malencontreuse, est en perdition. Arguant la position de ses deux équipiers, Jimenez et Aimar, le Normand refuse de relayer le Limousin dans la descente du Galibier.
Julio Jimenez franchira seul la grande gargouille et la banderole d’arrivée de Briançon, 2’25 » secondes devant Maître Jacques et Poupou. Suivront, dans l’ordre, Huysmans, Van Springel et Galera. Willy Planckaert réglera le groupe où figurent Janssen, Pingeon, Aimar et Gabica, entres autres. Au général, une profonde modification s’opère sans que cela relève du total bouleversement. Si devant, nombre de participants à la fameuse échappée de Pau ont rétrogradé, remplacés peu ou prou au même rang par des favoris en indélicatesse lors de cette dixième étape, les écarts n’ont pas réellement suivi la même proportion en amplitude de temps. Ainsi, si Poulidor et Anquetil parviennent enfin à se hisser aux 6ème et 7ème rangs au classement général, ils se situent, tout de même, à respectivement 3’40 » et 4’40 » de Jan Janssen, nouveau leader de cette 53ème édition de la Grande Boucle, 27 secondes devant Lucien Aimar.
L’étape de transition du lendemain, veille de la journée de repos, devait servir à panser les plaies encore béantes pour nombre de rescapés, à la peine sur les pentes du Galibier qui avait fait tout de même vingt-huit victimes. Il n’en fut rien. Sestrières est synonyme de mythe et un mythe, cela se respecte, surtout lorsqu’il s’agit d’Italiens cheminant sur ses routes d’entraînement. Même si Sestrières est loin de l’arrivée à Turin, l’air du pays a le don de ragaillardir les velléités des autochtones. Après que Jimenez hisse son total point au classement de la montagne au rang d’inaccessible à son compatriote Galera, en passant en tête au sommet de Sestrières, huit hommes se font la malle dont Bitossi, Perurena, Wolfshohl, Van Springel et Fezzardi. A 60 bornes de Turin, les fuyards portent leur avance à 2’30 ». Au sommet du Coletta, l’avance des huit demeure sensiblement la même mais derrière Poulidor, accompagné de cinq coureurs, s’assure une avance substantielle de 200 mètres sur le gros du peloton où figurent Anquetil et Aimar, entre autres. A la planche, le Normand ramène Aimar dans la roue du Limousin en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Dès la jonction, Anquetil fait signe à Aimar d’attaquer dans la descente. Le Varois est si prompt à l’ordre émis par son leader que son démarrage surprend tout le monde, Poulidor et Janssen compris.
Excellent voltigeur, Aimar ne tarde pas à s’approprier un matelas de secondes confortable. A l’attaque du col de Braida, Aimar revient sur les talons de Perurena, décroché du groupe de tête. L’Azuréen est déchaîné. On le serait à moins. Bitossi bascule seul en tête au sommet du Braida, 15 secondes devant Van Springel, Wolfshohl, Fezzardi et Gomez del Moral, 1’00 » sur Brands qui précède de quelques hectomètres le duo franco-espagnol formé d’Aimar et Perurena. Intercalé à 3’05 » de Bitossi, on trouve Pingeon accompagné des Ibères Uriona et Lopez Rodriguez puis le gros du peloton, Poulidor-Janssen apparaît à 3’40 ». A l’avant, Van Springel a rejoint Bitossi aux abords de Turin puis porté une attaque violente à l’entrée du Stadio Communale, lieu cher aux manchots de la Vieille Dame. Nanti de 100 mètres d’avance sur le « coureur au cœur fou », Buster Keaton est alors mal aiguillé par le service d’ordre. Pris au piège, Van Springel, dépité et passablement remonté, doit se résoudre à assister à la victoire de Bitossi. L’Italien dominera effectivement au sprint Gomez Del Moral, Fezzardi et Wolfsholh, dans cet ordre. Après que Van Springel eut coupé la ligne 7 secondes après ses compagnons de route, Brands, rejoint par Perurena et Aimar, apparut soudain et franchit la ligne d’arrivée 1’40 » derrière le lauréat du jour. L’attente, pour Lucien Aimar, fut alors insoutenable. Enfin, le peloton qui s’était reconstitué entra à son tour sur le Stadio Communale. Les secondes s’égrenaient inexorablement. Willy Planckaert se montrera le plus véloce et coupera la ligne devant Nijdam, Huysmans, Karsten, Sels et Reybroeck… 3’42 » après Franco Bitossi et surtout 2’02 » après Lucien Aimar.
Ce dernier endossait pour la première fois le maillot jaune de leader du Tour de France avec 1’35 » d’avance sur Jan Janssen et 3’23 » sur Mugnaini. Raymond Poulidor était toujours 6ème mais relégué à 5’11 » et Anquetil 8ème à 6’19 ». Piégé à deux reprises dans ce Tour, lors des dixième et dix-septième étapes, Raymond Poulidor ne bénéficiait plus que de deux étapes pour tenter de faire entendre raison au protégé du Normand, celle de Chamonix et le contre-la-montre final. Tentant un baroud d’honneur dans l’étape qui conduisait le peloton d’Ivrea à Chamonix par les cols du Grand-Saint-Bernard, de la Forclaz et des Montets, soit un périple de 188 bornes, le Limousin fit preuve d’un panache évident mais vain. En effet, sorti seul dans la Forclaz, il vit Jimenez bientôt le rejoindre. Jouant le jeu, l’Espagnol ne prit bien évidemment aucun relai, mieux même, Raphael Geminiani le pria de se laisser descendre auprès d’Anquetil et d’Aimar. Poulidor flanqué du seul Luxembourgeois Edy Schutz, qui s’était extirpé du peloton peu avant, ne put rien contre les bouts droits de folie orchestrés par le natif de Mont-Saint-Aignan. Le Limousin ne reprendra finalement que 49 secondes à l’Azuréen tout auréolé d’une sérénité nouvelle. Celle-ci ne s’éteindra pas le moins du monde même lorsque celui qui l’avait fait roi, à savoir Jacques Anquetil, abandonnera le jour suivant malade mais avec la satisfaction du devoir accompli.
Le moral en berne, Poulidor ne pèsera aucunement sur le contre-la-montre final. Distancé par Rudi Altig et Ferdinand Bracke, dans cet ordre, le natif de Saint-Léonard-de-Noblat concèdera 41 secondes en 51 kilomètres à l’Allemand. Lucien Aimar ne concédera finalement que 2’20 » à son plus farouche opposant. Il remporte ainsi son premier et seul Tour de France avec 1’07 » secondes d’avance sur le Hollandais Jan Janssen, qui le remportera à son tour deux ans plus tard, et 2’02 » secondes sur Raymond Poulidor qui, lui, ironie du sport, ne le remportera jamais. Même s’il ne rééditera pas son exploit les saisons suivantes, Lucien Aimar se construira un palmarès des plus honorables. L’arrivée sur la scène internationale de coureurs d’exception tels Eddy Merckx et Luis Ocaña, la confirmation de l’immense talent de Felice Gimondi et la maturité nouvelle de coursiers en devenir tels Roger Pingeon ou Bernard Thévenet, explique plus que de fastidieux discours le pourquoi du plafonnement de Lucien Aimar. Au gré des saisons, le Varois saura rendre à autrui ce que Jacques Anquetil en 1966 lui aura enseigné et se mettra sans amertume ni rancœur au service de ses leaders respectifs, mieux placés que lui. Et ça, ce n’est pas donné à tout le monde, surtout d’un lauréat victorieux d’une épreuve telle que la Grande Boucle. Ce n’est pas la moindre de ses performances. Entre temps, il s’adjugera les Quatre Jours de Dunkerque, deviendra champion de France sur le circuit très tourmenté et très accidenté d’Aubenas en devançant à l’emballage son compagnon d’échappée en la personne, autre ironie du sort (celle-là), de Roger Pingeon, son successeur au palmarès du Tour de France.
Michel Crepel