Comme de coutume et en droite ligne de ce qui se fait depuis les origines, chaque édition de la Grande Boucle apporte son lot de surprises, d’innovations voire d’extravagances. Le pragmatique prime trop souvent sur l’équité sportive et Jacques Goddet, perfectionniste jusqu’au bout des orteils, contrairement à Henri Desgrange, fervent traditionaliste, perdure dans sa fièvre de gigantisme. Cependant, en cette année 1953 se profile déjà le Tour de France du cinquantenaire et les innombrables et invraisemblables aberrations enregistrées lors de la précédente « kermesse de juillet » firent tellement jaser dans les chaumières et ailleurs qu’elles ne furent pas reconduites. En effet, comment un fluoriclasse tel le Fauto Coppi avait-il pu bénéficier de tant d’allégeance de la part d’un homme qui n’est plus à vanter pour son intégrité à fleur de peau.
En fait, plus que les errances équivoques d’organisateurs zélés, Fausto Coppi s’est pleinement adapté aux circonstances des plus favorables de ce Tour 1952. L’exceptionnelle abondance de difficultés, la conséquente place accordée aux bonifications allouées aux sommets des cols, la pléiade d’arrivées en altitude et enfin l’absence de têtes d’affiche tels Hugo Koblet, Ferdi Kubler et Louison Bobet ne sont pas étrangers à l’abominable et implacable domination du Transalpin lors de cet exercice. Cependant, il ne fait pas le moindre doute que Coppi se serait adjugé sans coup férir son deuxième doublé Giro-Tour tant la supériorité affichée par l’Italien, dès lors que les pourcentages croissaient, apparaissait flagrante et sans ambiguïté mais peut-être aussi ne l’aurait-il pas emporté avec un tel matelas de minutes à savoir près de trente sur son dauphin, l’inattendu représentant d’Outre-Quiévrain Stan Ockers.
Lauréat de son cinquième et dernier Tour d’Italie devant le Suisse Hugo Koblet, après une belle empoignade, Fausto Coppi décide de faire l’impasse sur le Tour à l’inverse du Zurichois, grand triomphateur à l’été 1951. Rendu prudent, suite à ses joutes musclées face à l’Helvète retrouvé de 28 ans, Coppi, bientôt âgé de 34 ans ne se sent pas en mesure de doubler et de revivre l’apothéose hypothétique péninsulaire. En outre, sa relation balbutiante en compagnie de la « Dame Blanche » est sujette à bien des remous familiaux dont il se serait bien passé. C’est grâce à une pirouette nommée Gino Bartali que le Campionissimo se sortira indemne d’une situation pour le moins embarrassante. L’animosité entre les deux hommes étant de notoriété publique, la présence de Gino le Pieux au sein de la Squadra en cette année 1953 dissipa tous les doutes concernant la venue ou non de Coppi.
Les Français, pour leur part, sortaient d’un Giro catastrophique. Seuls le Grand Fusil et Roger Pontet, le père d’Alex, pistard émérite, termineront l’épreuve. Louison Bobet, quant à lui, bâchera lors de l’ultime étape, qui conduisait la caravane des rescapés de Bormio à Milan, victime du blizzard qui s’était abattu sur la course et d’une blessure récalcitrante à la selle. Autant dire que Marcel Bidot, après pareil camouflet, n’en menait pas large au moment d’établir sa sélection. En outre, Bobet mal en point, Raphaël Geminiani, bien que transparent sur les routes italiennes, s’était refait une santé en devenant champion de France sur le très difficultueux circuit de Saint-Etienne. Le leadership de l’équipe de France se retrouvait donc suspendu au bulletin de santé du Boulanger de Saint-Méen.
Pour couronner le tout, l’aube des années 50 voit apparaître de nouveaux coursiers à la réputation flatteuse tels le mouflon luxembourgeois Charly Gaul ou le Belge Fred De Bruyne. La France n’est nullement en reste et des garçons comme les régionaux Roger Walkowiak et Roger Hassenforder pour le Nord-Est-Centre, Jean Malléjac pour l’Ouest, René Privat pour le Sud-Est ou André Darrigade pour le Sud-Ouest peuvent très bien et à tout moment éclore au grand jour. Après une ultime sortie de 150 bornes en vallée de Chevreuse, Louison Bobet donne alors son aval pour se présenter au départ de Strasbourg en leader patenté. Raphaël Geminiani, Lucien Teisseire, Antonin Rolland, Jean Le Guilly, Raoul Rémy, Nello Lauredi, Bernard Gauthier, Jean Dotto et Adolphe Deledda complèteront une sélection hétéroclite mais empreinte de caractère et de dynamisme. A la lecture de celle-ci et du palmarès des individus qui la compose, une chose est certaine, néanmoins, elle ne brille pas pour son altruisme exacerbé et Louison Bobet devra se montrer fort convaincant pour en devenir le leader unique. Il est à noté, pour la petite histoire, que ce Tour du cinquantenaire verra l’apparition du Maillot Vert récompensant, pour l’occasion le saute-ruisseau le plus régulier aux arrivées. Ce prix très convoité de nos jours aura comme dénomination classement par points.
Les premières étapes confirment cet état de fait à savoir, que la formation française n’a de collectif que le moment privilégié où elle passe à table pour le dîner. En course c’est la gabegie. Pendant que le Suisse Fritz Schaer fait montre d’une belle autorité, lors des arrivées à Metz et Liège, en endossant pour la circonstance le premier Maillot Vert de l’histoire, les Français évoluaient en ordre dispersé jouant leur va-tout au gré des événements. Le scepticisme régnait au plus profond des entrailles des membres de l’équipe et même l’omniprésence de Bobet à l’avant de la course ne réussit pas à l’estomper. En revanche, les régionaux s’en donnent à cœur joie. Après la victoire en solitaire du Breton de Dirinon, Jean Malléjac à Caen, c’est à Roger Hassenforder de faire le show, ceint de Jaune de Caen à Pau. Ce dernier, encensé par un public fan de ses pitreries réalisées aux arrivées, fera oublier pour un temps au dit public les déboires du club France.
Après que Biquet eut porté pour la première fois en course le Maillot Jaune lors de sa démonstration dans le triptyque pyrénéen, Tourmalet, Aspin, Peyresourde, c’est au tour d’un autre régional, déjà auréolé d’une victoire d’étape à Caen, Jean Malléjac, de se vêtir du paletot tant convoité. L’abnégation et la régularité de ce Breton dur au mal lui offriront le merveilleux cadeau de conserver sa tunique d’or jusqu’à Briançon, terme de la dix-septième étape. Pourtant, depuis le départ et durant toute la traversée des Pyrénées, un homme, sans faire de bruit, tissait la toile qui allait le hisser bientôt au sommet de la hiérarchie. Faisant fi de toutes les difficultés de l’épreuve, des doutes orchestrés de manière collégiale par les suiveurs et journalistes de tout poil ainsi que des sarcasmes essuyés sans broncher au sein de son propre clan, Louison Bobet progressait nanti de l’acuité du champion qui se connaît par cœur. Six années que le Breton arpentait les routes de l’Hexagone, cela forge un caractère et donne à un coureur de sa trempe, pétri de classe, l’opportunité d’enfin asseoir sa suprématie.
A Gap, veille de la terrible étape de l’Izoard, le vainqueur de la Primavera et de la Classique d’Automne 1951 se trouve en embuscade, en troisième position à seulement trois minutes de Jean Robic. Idéal pour un coureur qui n’a, pour l’instant, pas donné un coup de pédale superflu contrairement à « Tête de Pioche ». Le casque colonial sur le crâne, Jacques Goddet donne le signal de départ de cette dix-huitième étape, Gap-Briançon, qui demeurera pour nombre d’entres nous comme un moment d’anthologie.
Dès le départ, deux Nord-Est-Centre prennent la poudre d’escampette en un « Baracchi » de belle facture. Bernard Quennehen et Jean Dacquay, les deux fuyards, sont bientôt rejoints par un troisième larron. Fidèle à la consigne de Marcel Bidot, Adolphe Deledda ferme la marche. A l’approche du col de Vars, l’avance du trio frise les dix minutes. Derrière, les hostilités tardent, les velléités offensives, la volonté d’en découdre sont embrumées même si on sent poindre la nervosité, signe avant-coureur d’un énorme séisme. Soudain, alors que tous attendaient une mine dévastatrice, dont il a le secret, de Gilbert Bauvin, bien aidé en cela par l’exode de ses deux compagnons de route, c’est au contraire un missile sol irradiant de Louison Bobet accompagné dans sa démarche par l’Espagnol Jesus Lorono qui met le feu aux poudres, au lieu-dit Melezen dans l’ascension de Vars. Un moment en difficulté dans la roue de l’Ibère, le Breton l’abandonne bientôt à son triste sort dans la descente.
Cette dernière, Bobet l’appréhendera de manière suicidaire. Tel un funambule, il snobera pièges et rets de la chaussée mêlant audace et virtuosité à la limite de l’inconscience. Alors que Quennehen et Dacquay se laissent décramponner par Deledda afin de venir en aide à Bauvin à l’arrière, Louison Bobet rejoint le Franco-Italien de Villa Minozzo. Exhortant, en vain, son équipier carbonisé de demeurer à ses côtés, Bobet escalade désormais l’Izoard seul contre tous. Seul ? Non, au détour d’un lacet de la Casse Déserte, le Breton aperçoit un spectateur pas comme les autres, hallucination ? Que nenni ! D’un geste ample et bon enfant, Fausto Coppi, venu en voisin à l’image des tifosi, encourage celui qui voltige seul vers sa succession. A Briançon, les écarts sont abyssaux. Le Batave Jan Nolten, second, qui fit illusion l’espace d’un instant est relégué à plus de cinq minutes et trente secondes. Ensuite c’est l’hallali. Bien coaché par un Grand Fusil des grands jours qui musellera l’adversité avec vigueur, panache et intelligence, l’équipe de France aura su au moment opportun redorer un blason passablement écorné tout au long de l’épreuve.
Louison Bobet parachèvera son œuvre en s’adjugeant l’ultime contre-la-montre. Cette victoire acquise avec brio et panache ouvrira vraiment au Breton les portes de la notoriété. De coureur de classiques, le « Boulanger de Saint-Méen, perfectionniste jusqu’au bout des cale-pieds, a su à force d’abnégation et de travail se muer en coureur complet rivalisant de concert avec les plus grands escaladeurs mais aussi avec les plus atypiques rouleurs et même les plus légendaires finisseurs. La légende est en marche.
Michel Crepel