Dans le bal masqué ambulé qu’est cette 107e édition de la Grande Boucle, dont les images du public sur la route rappelleront aussitôt à nos descendants l’année de la pandémie historique, les favoris au classement général s’étaient pour l’instant bien tenus aux consignes sanitaires. Dans la montagneuse traversée de l’arrière-pays niçois dimanche dernier, pas le moindre écart ne fut à signaler. Le seul manquement, celui du récent vainqueur du Critérium du Dauphiné, Daniel Felipe Martinez, était tout excusé par sa chute dans la descente du col d’Eze. Alors que cette étape était annoncée comme propice aux écarts, tout le monde est donc bien resté masqué, laissant les puncheurs jouer les trublions.
Cette seconde journée de montagne, majoritairement tracée dans le département des Hautes-Alpes, devenait dès lors l’occasion de découvrir enfin l’état des forces en présence, pour percer le secret d’une masse jusque là opaque, où l’intox et le bluff avaient prévalu aux jambes. L’ascension d’Orcières-Merlette s’apprêtait ainsi à dévoiler les cartes de ce grand poker-menteur, comme elle avait entaché la supériorité du roi Merckx 39 ans plus tôt, battu de presque neuf minutes par son rival Luis Ocana sur la ligne. Alors, finie la traversée incognito de cette entame de Tour, le visage bien casqué par l’attirail masque-lunettes-casque ? Pas tout à fait, mais un peu quand même.
En effet, à défaut d’être tombés, les masques se sont ébréchés, à commencer par celui de Primoz Roglic. Bien loin de sa chute sur le Critérium du Dauphiné, de son forfait pour la dernière étape et surtout des rumeurs propagées concernant l’hypothèse d’une non-participation à la Grande Boucle, le slovène a prouvé ce mardi qu’il était bien le boss du Tour, tout comme son armada jaune et noire a renversé neuf ans d’hégémonie Sky / INEOS. Vraisemblablement aérien, le lauréat de la Vuelta 2019 a même écrasé Julian Alaphilippe pour s’offrir sans forcer cette quatrième étape, et grapiller même ses premières secondes sur ses adversaires grâce aux bonifications empochées. Sans attaquer, le coureur de la Jumbo-Visma a marqué un premier point moral, et semble parfaitement en mesure d’asséner un KO général à la concurrence dans les Pyrénées. D’ailleurs, s’il doit ce soir esquisser un sourire derrière son bout de tissu protecteur, son rival le plus sérieux et tenant du titre, Egan Bernal, doit à l’inverse ruminer intérieurement. Si le classement de l’étape ne trahit rien de sa méforme, tout œil un tantinet observateur l’a bien vu s’écarter de la roue du champion de Slovaquie dès l’accélération de ce dernier, régressant aussitôt dans les positions. La réalité du Tour de l’Ain et du Critérium du Dauphiné semble ainsi être tout aussi la réalité de la Ronde de Juillet, et le différentiel de forme affiché lors des tours de chauffe pourrait bien se reproduire sur la course.Primoz Roglic, vainqueur facile à Orcières-Merlette | © Compte Twitter du Team Jumbo-Visma
Derrière ces deux cadors, un autre s’est distingué, né à moins d’une heure de route du premier. Longtemps restée anonyme dans le sport cycliste, la Slovénie vient de trouver non pas un, mais deux grands champions, prêts escalader les montagnes de la Grande Boucle aussi bien qu’ils mettent en valeur celles de leur bannière nationale. Effectivement, constamment aux avant-postes en fin de journée, le prodige Tadej Pogacar, vainqueur de trois étapes sur la dernière Vuelta, a aisément su suivre son aîné pour se hisser à la seconde place et afficher déjà sa belle condition physique. Fantastique grimpeur, le natif de Komenda pourrait bien être le seul en mesure d’inquiéter Primoz Roglic dans sa quête du maillot jaune, et marquer ainsi ce 107e Tour de France d’un fer blanc-bleu-rouge.Tadej Pogacar s’est paré de blanc à l’arrivée de l’étape | © UAE Team Emirates
Du côté tricolore, dans le camp d’un agencement mieux connu de ces trois couleurs primaires, Thibaut Pinot a rassuré, quand Guillaume Martin a impressionné. Si le premier a parfaitement atténué les inquiétudes quant à l’importance des séquelles de sa chute de Nice en terminant avec les favoris, le second a confirmé son excellente condition entrevue sur le Critérium du Dauphiné après la montée en puissance du Tour de l’Ain. Troisième sur la ligne derrière les deux slovènes, le coureur de la Cofidis pourrait bien se mêler à la lutte pour le top 5 et même espérer ravir une étape en costaud, lui qui n’a jamais pénétré dans le top 10 du classement général final sous le maillot de Wanty-Groupe Gobert. Eblouissant depuis son transfert hivernal, le parisien est décidément dans la forme de sa vie en cette fin d’été, et tentera à coup sûr d’en profiter.Guillaume Martin à l’attaque à l’approche de l’arrivée | © France TV
A l’opposé du coup double slovène, cette quatrième étape semble donc désigner comme grands perdants du jour les sud-américains, venus en force et pour l’instant décevants. Brillant lauréat du Critérium du Dauphiné il y a deux semaines, Daniel Felipe Martinez est déjà largué à plus de quatre minutes au classement général, perdant toute chance de bien y figurer. De même, le jeune Sergio Higuita et le vénézuélien Richard Carapaz ont montré leurs failles dans les derniers mètres, lâchant tous deux 28 secondes au gros du groupe. Mais le contingent encore en lice pour la victoire finale reste conséquent, avec pas moins de cinq colombiens classés dans le temps du vainqueur, entre l’étonnant Esteban Chaves et l’inquiétant Egan Bernal en passant par l’expérimenté Rigoberto Uran.
De ce point de vue, et sans surprise, les Pyrénées seront hispanophones et francophones, mais ses habitués devront aussi se méfier des attaques des ours slovènes, plus vigoureux que jamais cette année.
Par Jean-Guillaume Langrognet