A combien finiront-ils pensait-on lors du Grand Départ de Nice, à l’entame d’un Tour de France plus que jamais incertain. Profondément amoureux de la Petite Reine, Pierre Carrey, envoyé spécial pour le quotidien Libération, livrait même de nombreux témoignages de coureurs à faire froid dans le dos. Crainte aigue de la contamination, incompréhension face au maintien de l’épreuve, apitoiement sur les drastiques règles sanitaires se faisaient alors légion dans ses reportages, trahissant l’angoisse générale d’un peloton plongeant dans l’inconnu.
Après une première journée plus météorologique que sportive, l’excitation de la course prit progressivement le dessus, masquant le déficit de public, effaçant chaque après-midi le contexte sanitaire préoccupant. On se réjouit alors pour le fantastique coup double de Julian Alaphilippe, avant de débattre vivement autour de l’affaire du « bidon », puis de s’extasier devant les bordures de Lavaur, sans oublier de se lamenter devant un spectacle momentanément confiné. Bref, dès lors, le Tour était redevenu le Tour, et non plus une expérimentation médicinale quant à l’efficacité d’une bulle sanitaire. Il y eut ensuite l’accablante défaillance de Thibaut Pinot, l’épatante victoire de Nans Peters ou l’exaltante épopée de Marc Hirschi. Au soir de la neuvième étape, Primoz Roglic était en jaune, Egan Bernal et Tadej Pogacar en embuscade, Romain Bardet et Guillaume Martin se posaient en outsiders, trônant fièrement dans le top 5 du classement général.
Pourtant le voyage en Charente-Maritime et la journée de repos qui en découlait amena un nouveau frisson, ramena cette Ronde de Juillet dénaturée dans ce monde croulant face au choc pandémique, dans cette France prisonnière de dilemme économie / santé. Une série de centaines de tests s’apprêtait à agiter la vie de ce cirque bien rangé, et une horde de cotons-tiges tâta les narines de tous les protagonistes de l’épreuve, de ses grands champions jusqu’aux hommes de l’ombre. Plus que n’importe quelle étape de montagne, que n’importe quelle plaine venteuse, que n’importe quel contre-la-montre géant, cette fameuse journée « off » pouvait être le tournant du Tour. Au soulagement général, elle ne le fut qu’au sein de la direction, Christian Prudhomme, positif, léguant pour une semaine son trône à son bras droit François Lemarchand. Et la certitude que la course puisse se poursuivre pour l’ensemble des formations éclipsa les quelques contaminations annexes qui touchèrent une poignée de membres d’équipes, sans jamais créer de clusters internes. Au bout de 10 jours, le Tour résistait au virus. Et plus qu’un exploit individuel d’un de ses héros, cela se traduisait par une formidable victoire collective.
Alors la course repris paisiblement son cours dans un décor de carte-postale, promouvant une nouvelle fois la beauté du territoire national, dans une période où l’on a plus que jamais besoin d’un tourisme local. La deuxième semaine fut marquée par le succès de nombreuses échappées, la récompense du mérite de Marc Hirschi ou encore la défaillance des français. Les passions sportives se déchaînaient là où les peurs prophylactiques occultaient auparavant ce dernier aspect. Et le coup de gueule de plusieurs maires verts contre l’empreinte carbone de l’épreuve ouvra un nouveau débat, surmontant couche après couche l’initial. Encore une fois, l’étude des écrits de l’excellent Pierre Carrey trahissent cette métamorphose des agitations médiatiques. Tout d’abord obnubilé par le caractère extraordinaire d’une course dans une atmosphère qui l’est tout autant, l’auteur de Giro s’est lui aussi laissé envahir par l’emballement, retournant aussitôt à ses somptueux portraits et romanesques descriptions qui ont forgé toute mon admiration.
Dans cet élan d’enthousiasme, la seconde vague de tests passa relativement inaperçue, d’autant plus qu’elle ne dégagea aucun cas de Covid-19, et permit même à Christian Prudhomme de retrouver sa place. Et c’est ainsi que la magie du Tour opéra. Samedi, alors même que la France connaissait encore un triste record de contaminations, s’élevant désormais à 13 500 en 24 heures, l’Hexagone du vélo s’enflammait pour le duel fratricide opposant Primoz Roglic et Tadej Pogacar sur les redoutables pentes de la Planche des Belles Filles. Face au séisme provoqué par la bascule d’une Grande Boucle promise au premier, et finalement tombée miraculeusement dans les mains de son cadet, le public se laissait conjointement griser par la fièvre d’une étape de folie, percutant l’Histoire comme la foudre frappe le sol. Des cris, des rires, des pleurs, tout un panel d’émotions poussés à l’extrême étaient ainsi mélangés pour produire la merveilleuse potion de l’insouciance.Le podium final de ce Tour de France 2020 | © ASO / Pauline Ballet
C’est effectivement une image d’extase populaire qui clôt cette 107e édition, aux particularités de moins en moins observées. Du chaudron morgelot à la haie d’honneur francilienne, le Tour de France a retrouvé dans ses derniers jours son pouvoir d’attraction passé, permettant finalement à chacun d’oublier, et de se rassembler autour d’une compétition fondatrice de la nation. Finalement, la Grande Boucle a prouvé tout au long de ces trois semaines que le sport était un prodigieux moyen de divertir une foule touchée de plein fouet par les malheurs actuels, de réanimer un pays longtemps mis sous cloche par les restrictions sanitaires. Et elle permet enfin de tirer une morale de cette histoire : l’adrénaline, la ferveur et le bonheur sont toujours bienfaiteurs.
Par Jean-Guillaume Langrognet