La sensation du jour naît dans les commentaires de ce matin. Dans la presse nationale, dans les paroles des suiveurs et les débats des bars PMU, personne n’y croyait. La Slovénie était définitivement la reine de ce Tour. Primoz Roglic en était le maître, et Tadej Pogacar son prometteur dauphin, promis à la couronne suprême pour l’avenir. Selon la hiérarchie dessinée tout au long de cette troisième de course, ce chrono ne devait être qu’une parade sans enjeu avant le jubilé final sur les Champs-Elysées. Le passage de Thibaut Pinot sur ses terres suscitait la majeure partie de l’intérêt des passionnés, si bien que c’est à sa roue que le directeur du Tour, Christian Prudhomme, avait choisi de s’accrocher dans sa voiture officielle.
Ainsi, à 17h14 tapante, lorsque le maillot jaune s’est élancé, l’émoi était davantage à la performance remarquable du natif de Melisey (6e à son passage de la ligne) qu’à une très hypothétique passation de pouvoir. C’est à Raddon, lieu du premier point intermédiaire, qu’un frisson a commencé à secouer la course. Tadej Pogacar venait déjà de reprendre le quart de son retard à son aîné, alors que la route ne s’était même pas encore cabrée. Rien d’affolant pour le leader, loin de là, mais une première alerte toutefois. Et le cours des évènements va faire plonger le scénario du jour dans l’improbable, l’inimaginable, presque l’impossible.
Au pied de la Planche, cette poignée de secondes avait sérieusement gonflé pour dépasser la trentaine, et dépasser ainsi la barre symbolique de la moitié des 57 secondes initiales. Le matelas originel de Primoz Roglic n’était devenu que lit de camp. Et devant un tel inconfort, le coureur de la Jumbo-Visma devait impérativement hausser le rythme s’il ne voulait pas s’allonger sur la stèle du vaincu. A cet instant, les murmures se font entendre. L’amour de l’offensif Pogacar, la haine du calculateur Roglic et le fervent désir de spectacle excitent de nombreux téléspectateurs en effervescence, prêts à assister à un moment d’histoire.
Greg Lemond et Laurent Fignon imprègnent toutes les têtes, rejouant la scène en remplaçant les acteurs. Le populaire américain a subi une cure de jeunesse. « Le Professeur » se perd désormais dans ses calculs. Et cette fois encore, les deux protagonistes s’opposent sur tous les points. Le maillot jaune est avant tout un rouleur, son dauphin un grimpeur. Le premier s’est révélé sur le tard, le second bat des records de précocité. Le premier suit, le second attaque. Et surtout, le premier a pu compter sur une véritable armée pour constamment l’épauler, le second s’est débrouillé tout seul. Désormais sur un pied d’égalité, seuls face à la pente, les deux slovènes ont six kilomètres d’une montée infernale pour se départager, et conclure ainsi par un duel final une palpitante bataille de style.
Dans ces conditions, les rôles se sont échangés. L’étourdi Pogacar de l’étape de Lavaur affiche un époustouflant sang-froid lors d’un changement de vélo parfaitement orchestré. L’impassible Roglic cède à la panique pour effectuer la manœuvre avec précipitation et maladresse. Drôle de bascule à deux jours du terme d’une Grande Boucle figée. Et selon l’expression des deux compatriotes, selon leurs actions et leur coup de pédale, on comprit alors que la balance venait de se renverser. Scotchés devant une avance virtuelle réduite à peau de chagrin et s’égrainant à toute allure, s’il bien qu’il devenait légitime de se douter de sa véracité, chacun s’apprêtait désormais à assister au fatidique KO, cet instant Visière ôtée, visage désemparé, Primoz Roglic assistait impuissant à sa déchéance sur les pentes de la Planche des Belles Filles | © Compte Twitter de la formation Jumbo-Vismaoù le compteur changerait de côté.
Si habitués à l’impeccable gestion de Primoz Roglic, si coutumiers de ses succès, si résignés quant à sa domination hégémonique, il était dès lors abracadabrant de le voir ainsi de désunir, exprimer de manière si brutale et si nette un désarroi abyssal. Vraisemblablement averti par les oreillettes du séisme en train de se produire, les deux concurrents n’en étaient que confortés dans leur tendance. Tandis que Pogacar relançait, Roglic s’écroulait. Encore à flots dans la plaine, ce dernier était alors submergé par la tournure des évènements, abandonnant des dizaines de secondes par kilomètres d’ascension.
A mi-pente, le Tour était joué. Il devint clair que Goliath ne se relèverait pas de cette mauvaise passe, que le phénoménal David allait l’emporter, et terrasser ainsi contre toute attente son supérieur. Cette 107e édition, jouée d’avance au lever du soleil, puis annoncée serrés après 30 kilomètres, s’avérait désormais écrasée par la force de l’insolent coureur du Team UAE Emirates, sans complexes malgré son jeune âge. Et dans l’aire d’arrivée, le visage des coéquipiers du maillot jaune déchu en disait long du coup du massue asséné par le natif de Komenda.Tadej Pogacar paré du jaune pour le jubilé des Champs-Elysées | © Compte Twitter d’UAE Team Emirates
C’est d’ailleurs groggy que Primoz Roglic a franchi la ligne d’arrivée, complètement décontenancé par cette déroutante défaillance, comme subitement frappé par une météorite venue du ciel. Apparemment sonné par l’uppercut reçu, piteusement assis par terre, le regard hagard, les yeux rivés au sol, son attitude contrastait nettement avec l’effusion de joie de son cadet, bouche bée de bonheur. Encore incapable de réaliser, Tadej Pogacar pourra planer sur son petit nuage demain sur les Champs-Elysées, et profiter de chaque instant de ce sacre majestueux. Il faut en effet un certain temps pour prendre la mesure de la toison d’or, peser sa valeur et comprendre sa symbolique, et ce surtout à 21 ans. Après le triomphe d’Egan Bernal l’an passé, la plus grande épreuve cycliste du monde appartient désormais aux adolescents. N’est-ce pas, Remco Evenepoel ?
Par Jean-Guillaume Langrognet