Les coureurs sont comme des artistes. Trop de contraintes annulent leur créativité et tuent leur libre-expression. La répétition de certains modèles conduit inévitablement aux mêmes productions. Donnez-leur une étape plane, et ils ne manqueront pas de vous offrir un sprint massif. Donnez-leur une course de côte, et ils finiront toujours par s’expliquer dans les derniers hectomètres d’ascension. Donnez-leur une arrivée en descente, et les favoris feront toujours en sort d’arriver groupés en bas. Si vous voulez qu’ils s’amusent, donnez leur l’inconnu, le mystérieux, l’imprévisible. Les coureurs sont comme vous et moi. Ils ne réagissent avec instinct que dans la découverte. Ils ne sont jamais aussi passionnants que lorsqu’ils ne peuvent pas faire jouer leur expérience. Sur une toile comme sur un parcours, il faut qu’ils aient l’impression de se lancer à l’aventure.
Aujourd’hui, les inventions d’autrefois sont devenues classiques. Les arrivées en altitude, les descentes périlleuses ou encore les plaines dégagées au vent ont désormais chacune leurs stratégies et attitudes prédéfinies, et ne manquent pas année sur année de répéter les mêmes scénarios. Il y a une dizaine d’années, des organisateurs du monde entier avaient jugé intéressant d’organiser davantage d’arrivées au pied des cols, estimant qu’elles étaient davantage favorables au spectacle. Sur ce Tour, elles n’ont en réalité créées que des différences minimes. De même, des cols jadis réputés terribles, effroyables voire infernaux donnent aujourd’hui lieu à des sprints entre grimpeurs, loin des écarts abyssaux qu’ils permettaient de creuser autrefois. Le Tourmalet, épouvantail des Pyrénées, a ainsi accouché d’un sprint de favoris l’an passé, magistralement remporté par Thibaut Pinot. Et il n’est pas improbable que le col de la Loze n’échappe à ce destin dans l’avenir, si la professionnalisation constante de la Petite Reine se poursuit.C’est au profit du mal-plat jurassien que la course s’est animée au moment où Rémi Cavagna a senti le souffle chaud du peloton | © ASO / Pauline Ballet
Cependant, ce Tour 2020 a peut-être trouvé la parade à ce fléau, accordant à ses participants une véritable carte blanche. Les étapes de Sarran et de Lyon nous avaient déjà donné une intuition. Celle d’aujourd’hui l’a confirmé. Ces parcours casse-pattes, aux côtes rares mais aux faux-plats incessants, pas assez montagneux pour qu’un cador prenne les choses en main, trop vallonnés pour que les sprinteurs croient à leurs chances, sont de merveilleuses mines d’or pour le spectacle. Si les échappées matinales sont systématiquement contrôlées puis reprises, ce regroupement général donne alors lieu à de nouvelles hordes d’offensives, déterminantes cette fois. Incapables d’emmener bon train le peloton sous peine de faire exploser leur sprinteur, les formations des « grosses cuisses » se trouvent alors bien désemparées face à cet emballement. Et si elles essaient tout d’abord de rouler, elles en viennent rapidement au fait que la meilleure des défenses se trouve finalement dans l’attaque. Pour le plus grand plaisir du public.
Comme à Sarran, c’est une échappée formée dans le final qui s’est de nouveau disputée la victoire aujourd’hui, loin devant un peloton en rideau. Comme à Lyon, c’est en profitant d’une temporisation à la suite d’une phase d’attaques que le danois Soren Kragh Andersen a porté la banderille fatale, accélérant là où ses adversaires avaient besoin de souffler. Quelques mètres d’avance et il était déjà trop tard pour ses poursuivants, jouant désormais battus. Chacune de ces victoires a sa part de chance mais le coureur de la Sunweb sait admirablement la provoquer. Et si sa force était de nouveau incontestable, allant jusqu’à creuser l’écart sur un groupe d’une bonne dizaine de cracks, le natif de Strib s’est systématiquement distingué par son remarquable sens de la course, si important dans ce sport et pourtant si négligé par certains.Soren Kragh Andersen vainqueur à Champagnole | © ASO / Pauline Ballet
Bref, il est loin d’être déplaisant de voir ces finaux fous, faits d’une succession d’estocades pour d’une échappée de costauds, avant que le plus malin d’entre eux ne file lever les bras. Il est même plutôt agréable de retrouver sur ce Tour des airs de classique… Alors on en redemande pour l’été prochain !
Par Jean-Guillaume Langrognet