Le cyclisme est un sport ingrat par nature. Il accorde toute sa lumière à une poignée de champions, les couronne en héros et les gâte de gloire. Il distribue à cette fine élite une part écrasante de ces prix et de ses gains, leur offre le luxe d’une carrière saine sans crainte de chômage, et leur assure une retraite paisible sans soucis financiers. Ceux-là sont admirés ou détestés, suscitent cris et pleurent, mais ne laissent jamais indifférents. Ils déchaînent les passions et se dressent en modèle pour les générations à venir, prêts à les rejoindre et les défier dans les rangs professionnels.
Pourtant ces ogres de triomphes ne sont qu’une minorité dans une discipline s’appuyant avant tout sur des gregarios, ces hommes de l’ombre dévoués à leur leader, sacrifiant leurs ambitions personnelles sans broncher. Une roue crevée, et ils sont là pour dépanner. Un rival à rattraper, et on les appelle pour rouler. Un coup de pédale heurté, et les voilà pour l’épauler. Personne n’en parle, pourtant ils sont à la fondation de toute victoire, de tout exploit. Derrière chaque sourire, chaque podium, se cache une foule d’équipiers fatigués, mais heureux. Cette masse invisible, Matthieu Ladagnous en fut aujourd’hui l’emblème.
Sans la cruelle défaillance de Thibaut Pinot samedi dernier, il aurait passé la journée aux côtés du franc-comtois, entre bidons à lui apporter et vent à l’en protéger. Désormais libéré de toutes ses missions, le voilà mué en unique animateur de la journée, seul courageux à se lancer dans une aventure vouée d’avance à l’échec, seul vaillant gaillard prêt à souffrir quand le peloton se repose. Aujourd’hui, il a été le seul à combattre l’ennui des routes poitevines, à donner aux commentateurs un peu de grain à moudre, et aux spectateurs deux occasions de s’écrier gaiement « les voilà ! ». Lancé dans un contre-la-montre taille XXL, déguisé en homme-sandwich à l’effigie de ses sponsors Groupama et FDJ, dont il a explosé les temps de réclame mensuels, le pyrénéen a ouvert la route du Tour pendant plus de 110 kilomètres, guidé par le sens du panache. Et comme Cyrano s’est lancé dans une brillante tirade juste avant de s’éteindre, le palois s’est exténué dans une résistance vaine d’avance.Mathieu Ladagnous seul à l’avant de la course sur cette 11e étape | © Compte twitter de la formation Groupama-FDJ
Cette belle épopée est bien à l’image du personnage. Garçon discret mais attachant, ancien du peloton dont la dernière victoire professionnelle remonte à 2013, Matthieu Ladagnous a tout accepté par fidélité à sa formation. Protégé de Marc Madiot depuis ses débuts dans l’élite en 2006, le béarnais a grandi avec son équipe. D’abord électron libre et occasionnellement victorieux au gré d’échappées à succès, abonné des pavés et décuple participant de Paris-Roubaix et du Tour des Flandres, Matthieu Ladagnous a progressivement fait une croix sur ses chances personnelles au gré des exploits de Thibaut Pinot et des succès d’Arnaud Démare. De coureur de classique, il devint dès lors un gregario de Grand Tour, ange gardien dans la plaine et premier de cordée en montagne, si bien qu’il n’a pas quitté la garde rapprochée de Thibaut Pinot sur les grands évènements depuis le Tour d’Italie 2017. Voué à vivre les émotions de son leader par procuration, l’aquitain a tout connu aux côtés du morgelot. De la victoire de ce dernier sur le Giro 2017 à son terrible abandon l’an dernier en passant par son triomphe au sommet du Tourmalet, l’aquitain l’a accompagné tout au long de cette infernale sinusoïde sans jamais rechigner.
Ainsi, si les projecteurs se tournent à nouveau ce soir vers le vainqueur du jour, cette chronique a vocation à remercier un acteur anonyme du peloton, bien plus représentatif de l’âme cycliste de nombre de cadors, à commencer par le (trop) calculateur Primoz Roglic. Merci Matthieu pour tout ton travail passé et à venir. Merci Matthieu pour cet interlude de panache. Merci Matthieu de faire autant pour la beauté du Tour. Et dans une étape où ils sont absolument primordiaux pour assurer la bonne tenue d’un sprint massif, pensée pour tous les équipiers dont la passion fait l’essence du cyclisme, et la dévotion la légende des héros.
Par Jean-Guillaume Langrognet