Conséquences d’une année si particulière, les champs asséchés par le soleil de juillet ont laissé place aux premières feuilles mortes de l’automne approchant, aux chaleurs caniculaires des vacances a succédé la fraîcheur de la rentrée, et le ciel d’ordinaire si bleu de la French Riviera s’est paré d’une menaçante masse sombre, engloutissant sous son épais manteau toute once de lumière, recouvrant la route d’une mesquine pellicule d’eau. En effet, cette première étape de ce Tour de France 2020 s’est attachée à donner en spectacle les effets immédiats de cette reprogrammation inédite. D’habitude plutôt épargnés, les coureurs ont cette fois goûté d’entrée à l’humidité, au grand détriment de leur santé. D’une course cycliste, cette Grande Boucle s’est convertie en épreuve de bobsleigh, descente de ski ou de patinage artistique, selon les figures acrobatiques effectuées tout au long de la journée.
Ainsi, c’est après un départ d’étape tranquille, animé seulement par l’échappée inoffensive du trio Schär, Gauthier et Grellier, que les vélos couchés au sol ont commencé à s’accumuler plus rapidement que les kilomètres parcourus, et qu’aux derniers apparats de fête que cette 107e Ronde de Juillet avaient, s’est vite substitué un filet d’âmes meurtries trainant leur précoce misère à l’arrière du peloton. Alors, à la suite des cascades d’Andrei Amador, de Pavel Sivakov ou encore de Julian Alaphilippe, poignée de noms issus de tant d’autres, la course, à peine entamée, s’est brutalement arrêtée. A une soixantaine de kilomètres de l’arrivée, l’échappée déjà reprise, le peloton a fait communément rideau, reprenant dès lors son rythme de départ fictif. Cette décision, largement acceptée et sommée par l’expérimenté et respecté Tony Martin, n’avait rien de l’ampleur de celles qu’avait pu prononcer Bernard Hinault à son époque, mais il fallait tout de même voir Primoz Roglic venir sermonner le turbulent Omar Fraile pour comprendre qu’elle en reprenait les airs. En effet, seuls les Astana se sont essayé à venir perturber l’ordre établi, et s’y sont aussitôt brulé les ailes, voyant leur leader Miguel Angel Lopez venir percuter de plein fouet un parapet. Plus de peur que de mal pour l’homme, moins pour le vélo.
Et pourtant, malgré ce rythme de sénateur, repoussant l’allure moyenne sous les 40 km/h sur un tracé dit de « plaine », les chutes n’ont pas cessé. Et ironie du sort, c’est même l’un des plus prudents, le néo-zélandais George Bennett qui a goûté à son tour au bitume, touché superficiellement après une chute à l’approche d’un lacet. Insuffisante, cette neutralisation officieuse a toutefois devancé celle de l’organisation, prise trop tardivement, à 14 kilomètres de l’arrivée, et pas assez efficacement, en attendant les seules trois dernières bornes pour déclarer un gel des temps. Mais encore fallait-t-il parvenir à cette fameuse banderole, pour un peloton lancé à vive allure sur les avenues de la métropole niçoise, avançant à plus de 60 km/h sur le fragile équilibre d’un maigre boyau roulant sur une véritable patinoire. Et si on a longtemps cru espérer un nouveau drame, c’est sous le long qu’intervint finalement le pire d’entre eux. Un coureur de travers, puis c’est le strike, les quilles tombent, s’entrechoquent et s’empilent, sans qu’aucune ne puisse y faire quoi que ce soit. Et si les mésaventures des lieutenants avaient servi d’avertissement, celle-ci s’attaque pour la première fois à un grand leader de l’épreuve, et un favori de choix dans le cœur du peuple local, en propulsant Thibaut Pinot hors de sa monture. Le regard noir, le moral assombri par cet obscur présage d’un Tour qui commence comme s’était terminé le dernier, le franc-comtois remonte péniblement sur sa machine pour boucler l’étape à vitesse réduite, escorté par ses équipiers. A l’heure actuelle, nul ne sait à quel point le français est touché, pas même lui vraisemblablement. La journée de demain, avec ses 4000 mètres de dénivelé positif, pourrait apporter de premières indications.Thibaut Pinot, l’épaule écorchée, après sa chute à 3km de l’arrivée | © France TV
Mais si la victoire et le maillot jaune d’Alexander Kristoff passent autant inaperçus, c’est parce que le Tour de nombre d’hommes est peut-être déjà joué, sans qu’aucun favori ne se soit distingué à la pédale. Et si la Grande Boucle est par essence une course par élimination, où chaque défaillance se paie cash, le monde du cyclisme prie ce soir pour que Miguel Angel Lopez, Thibaut Pinot ou encore Pavel Sivakov se portent bien, et que le vainqueur de ce 107e Tour de France ne doive pas sa suprématie qu’à la malchance de ses adversaires. Et cela, l’organisation du Tour, pourtant si prompte lors des coulées de boue de l’été dernier, semble l’avoir trop négligé.
Par Jean-Guillaume Langrognet