Bernard, quel est votre premier souvenir du Tour de France ?
Mon premier souvenir, la première vision réelle du Tour de France que j’ai eu, c’est quand le Tour est passé dans mon petit village en 1961. J’avais 13 ans et c’était Jacques Anquetil qui était maillot jaune.
Et votre premier souvenir en tant que coureur du Tour de France ?
C’était au départ de Limoges en 1970, et mon premier souvenir c’est l’équipement que nous avions reçu. A l’époque, les équipes n’étaient pas riches, il fallait presque quémander pour avoir un cuissard ou un maillot. Là on arrivait et on avait une valise toute neuve, avec 4-5 maillots et 4-5 cuissards, c’était Byzance. Dès ce moment-là on se rend compte que le Tour de France n’est vraiment pas une course comme les autres.
Quel est votre meilleur souvenir sur le Tour de France ?
Mon meilleur souvenir est la montée du col de l’Izoard en 1975. C’était ma première journée avec le maillot jaune, il y avait une foule absolument énorme là-haut et j’étais applaudi et encouragé comme jamais. Même en restant concentré sur la course, on sentait qu’il y avait un bonheur des gens de voir un français en jaune. C’était formidable.
Qu’est-ce que cela vous faisait à ce moment-là ?
Ca encourage, mais certaines fois ça déconcentre. On a toujours envie d’en donner plus pour les gens et d’aller trop vite donc il faut se méfier. Mais c’est sûr que cela reste, la preuve, c’était il y a 42 ans et je m’en souviens encore. C’était quelque chose de très fort émotionnellement.
De quoi vous parlent en priorité les gens quand ils évoquent le Tour de France avec vous ?
Du Tour 1975 et de l’arrivée à Pra-Loup. A chaque fois. Pourtant pour moi ce n’est pas le plus grand exploit que j’ai fais en vélo, mais c’est celui qui a le plus surpris les gens et ils sont restés sur cette vision là.
Quelles différences vous marquent le plus entre les Tours d’aujourd’hui et ceux que vous avez couru ?
Ce qui me marque le plus, c’est la course d’équipe. Maintenant, quand il y a un leader on met les huit autres coureurs à son service alors qu’à mon époque il y avait un leader, que ça soit pour le général ou le sprint, et un ou deux coureurs étaient attachés à son service. Souvent on nommait le coureur qui avait un vélo aux cotes proches de celles du leader, il restait toujours à côté ou pas loin mais les autres pouvaient faire leur course. Par exemple Joseph Bruyère, en 1974, était dans une échappée alors que Merckx avait le maillot jaune. Maintenant quand quelqu’un a le maillot jaune, les 8 autres sont autour de lui.
Il y avait également plus d’offensives dans ces années là.
Certainement, il y avait beaucoup plus d’animation puisqu’il y avait beaucoup plus d’attaquants possibles. Maintenant, il y a 5-6 leaders qui peuvent espérer avoir le maillot jaune ou le podium, 6-7 sprinteurs donc en comptant ça fait une bonne dizaine d’équipes qui sont là autour du leader et qui ne bougent pas. Il ne reste pas grand monde pour attaquer. C’est pour cela qu’on retrouve presque toujours les mêmes équipes devant. Je pense qu’il y aurait moyen de faire autre chose. Il y a des tactiques que je ne comprends pas, que nous ne comprenons pas puisque j’en ai discuté avec Merckx et Hinault. Par exemple, pourquoi les BMC roulent dans l’étape de la Planche des Belles Filles ? Il y a une échappée avec des coureurs dangereux pour le général, ce qui devrait inciter la Sky à rouler et ce sont les BMC qui roulent. Forcément, derrière, la Sky est costaud car encore fraîche.
A votre avis, à quoi sont dues ces attitudes ?
Je ne sais pas, on réfléchit trop dans le vélo maintenant. On pense trop à des tas de choses et finalement on réfléchit à des milliers de détails et on en oublie le fondamental.
Est-ce que l’évolution technologique ne serait pas un facteur pouvant expliquer ce phénomène ?
La technologie et notamment les oreillettes n’ont pas arrangé les choses mais ce ne sont pas les oreillettes qui sont en cause, c’est l’usage qu’on en fait. Je ne comprends pas que la course soit télécommandée depuis la voiture du directeur sportif. Quand on est coureur dans le peloton, dans une bosse, on voit si les adversaires sont bien ou pas, on voit ceux qui veulent attaquer. Dans la voiture on ne voit pas. Je pense qu’il faut redonner un peu plus d’initiatives aux coureurs.
Justement, comment faire pour que les coureurs prennent plus d’initiatives ?
Il faut changer de méthode. Je pense que maintenant on est arrivé à des méthodes très scientifiques, qui sont bonnes. Il faut reconnaître que maintenant un bon entraîneur peut amener un coureur en bonne condition physique à la semaine près. De ce coté là il y a de gros progrès qui sont faits mais on en fait peut-être un peu trop, on calcule un peu trop de façon scientifique. Il y a des moments où il faudrait réagir à l’instinct plutôt que sur des milliers de calculs.
Est-ce que le fait de réduire le nombre de coureurs par équipes ne serait pas une solution ?
Je ne pense pas que cela change grand chose. Je pense qu’il aurait fallu réduire beaucoup plus drastiquement, à 7 ou 6. Je pense aussi, qu’avant de faire cette expérience là il faudrait le faire sur des courses par étapes WorldTour de 8 jours comme Paris-Nice ou le Dauphiné, et essayer de faire des équipes à 6 coureurs. Il vaut mieux faire ces expériences avant d’essayer directement dans les Grands Tours. Entre 8 et 9 coureurs je ne pense pas que cela change grand chose car la tactique restera la même. Avec 6 coureurs il y aura plus de mouvements et ce sera plus compliqué à maîtriser. Moi je dis ça parce que je suis spectateur, si j’étais directeur sportif je ne dirais pas la même chose.
Vous trouvez que les étapes d’aujourd’hui sont trop stéréotypées ?
Oui, je pense qu’on a quand même besoin d’un peu plus d’animation. On voit des étapes qui se déroulent et se terminent toujours de la même façon. On a des invités dans la voiture et on ne peut pas leur mentir, on va leur dire qu’au départ il y aura trois ou quatre échappés, que s’il y en a six le peloton va revenir parce qu’ils sont trop nombreux, et qu’ils vont prendre cinq minutes et voilà. Cela se déroule toujours comme ça. Ce serait bien que de temps en temps, comme au Dauphiné par exemple, il y ait un peu plus de mouvements. Peut-être aussi que c’est l’enjeu du Tour qui est trop important, ce qui fait que le Tour donne une autre course. Il n’y a qu’à comparer avec le Dauphiné de cette année. L’enjeu est différent, alors n’est-ce pas l’enjeu du Tour qui est trop important ? La solution n’est pas simple.