Tout au long du Tour de France, des personnalités du cyclisme reviennent avec nous sur une édition qui les a marquées, un moment fort qu’elles ont vécu de près ou de loin.
Alain, quelle reste la première image du Tour de France dont vous vous rappeliez ?
Gamin, je faisais beaucoup de tout terrain avec mon vélo dans les terrains alentours et dans les bois. On allait voir le Tour de France quand il passait près de la maison. On voyait tout le monde et en fin de compte on ne voyait personne car ça passait très vite. Je me suis mis à rêver de faire un jour le Tour de France, mais je ne suis pas passé professionnel. J’ai donc accompli mon rêve en qualité de pilote. Je suis arrivé sur le Tour de France en 1992 à San Sebastian. C’était un grand moment, doublé par la victoire d’étape de Dominique Arnould dans la première étape, au lendemain du prologue victorieux de Miguel Indurain. Dominique était alors champion du monde de cyclo-cross, un Mondial auquel j’avais participé et que j’avais terminé 12ème. Ce premier souvenir de suiveur du Tour restera ancré dans ma mémoire.
Quelle fonction occupiez-vous alors ?
J’ai commencé comme pilote pour la radio, puis j’ai piloté la voiture d’assistance… mais dès mon premier Tour de France j’ai eu un faible pour la voiture-balai. C’est un véhicule qui m’a passionné et que j’avais envie de piloter un jour. Ça a mis du temps, mais le jour où le pilote est parti en retraite, en 2004, j’ai pris sa succession.
Au cours de la décennie écoulée, on a progressivemnt vu le cyclisme changer de visage à l’avant de la course. Mais qu’en est-il de ceux qui évoluent à l’arrière ?
Depuis que je le connais, le Tour de France a vraiment changé. On ne le court plus pareil, les stratégies ont évolué avec de vrais trains pour chaque leader. On ne voit plus d’attaquants de la trempe d’un Bernard Hinault. A l’arrière également la situation a changé. Par le passé, les équipiers bossaient pour leur équipe puis se mettaient dans le gruppetto. Ça se fait de moins en moins. Le niveau est devenu plus homogène entre les meilleurs et les moins bons. Des coureurs tout seuls devant le balai, c’est devenu plus rare. Et tant mieux car je n’aime pas voir ça.
C’est pourtant à cet instant qu’intervient votre rôle ?
Je joue effectivement un rôle à compter du moment où un coureur est lâché. Je le suis et il m’arrive de l’assister – avec l’autorisation du commissaire qui se trouve à mes côtés – si les directeurs sportifs me laissent une musette, une paire de roues. S’il s’agit d’un coureur lâché au bout d’une ou deux heures de course, je sais qu’il va avoir besoin d’un soutien car il se trouve forcément dans une spirale négative. Si je peux aller lui parler, l’encourager à se battre avec ses moyens, je le fais. On est sur la plus grande épreuve cycliste au monde, et si on a le droit d’être en méforme, on n’a pas le droit de baisser les bras. Je calcule les délais et je suis toujours là pour renseigner le coureur s’il doit rentrer dans les temps. Lui rappeler de penser à manger, à boire. Il y a eu des coups de chaud mais souvent, c’est passé.
Souvent, mais pas toujours…
J’ai vécu l’élimination de Jimmy Casper, arrivé quelques dizaines de secondes après les délais alors qu’il s’était battu seul toute la journée. Il avait fait toute l’étape devant moi, à se battre pour rentrer dans les délais. Il est arrivé moins de 50 secondes après l’heure fatidique. J’en étais malade pour lui. J’encouragerai toujours un coureur à se battre jusqu’au bout. D’autres, qui ont fini dans les délais, ont pu se refaire la santé et voir les Champs-Elysées huit jours plus tard. Quand ça se termine comme ça, j’aime bien.
L’usage de la voiture-balai a-t-il changé au fil des années ?
D’abord, le véhicule a changé : il est équipé, confortable, avec un vélo de secours, une glacière avec des bidons, du ravito… Maintenant, les équipes possèdent chacune deux véhicules, et l’une d’entre elle assiste souvent le coureur en difficulté. S’il doit abandonner, le commissaire l’autorise à monter dans sa voiture, comme c’est encore arrivé avec Alberto Contador. On a de moins en moins de coureurs à monter dans le balai. Ça arrive à raison de trois ou quatre coureurs chaque année. Maintenant, c’est une voiture mythique qui a un sens pour les coureurs comme pour les spectateurs. Les gens attendent cette voiture qui a un succès fou. Quand je me couche le soir, je les entends encore crier : « la voiture-balai, la voiture-balai ! »
Des passagers que vous avez accueilli à bord de la voiture-balai, lequel vous aura marqué ?
Il y a plusieurs profils de coureurs. J’en ai vu qui étaient contents, disons plutôt soulagés, d’en finir. A cause d’une tendinite par exemple, et d’une douleur qui devenait insupportable. On les voit se battre sur le vélo jusqu’à ce que le corps dise stop. Au moment où ils montent dans la voiture-balai, ils réalisent que c’est enfin terminé et qu’ils vont pouvoir prendre le repos dont ils ont besoin. Je me souviens à l’invese d’un coureur comme Bradley McGee qui n’avait pas sorti un mot. Je lui avais proposé à boire et à manger mais il n’a pas bronché. Pendant trois heures. Si le coureur a envie de parler, il parle. Mais quand c’est comme ça, je le laisse.
Quelle édition restera pour vous la plus marquante ?
Pour moi, ce sera sans aucun doute l’édition que nous vivons. Le Grand Départ a été organisé pour la toute première fois dans la Manche, chez moi qui suis du sud-Manche. Faire le départ au pied du Mont-Saint-Michel, tout près de chez moi, et trois étapes dans la Manche sur les routes où je m’entraînais, ça restera un souvenir extraordinaire. En outre, il s’agit de mon dernier Tour de France en tant que pilote de la voiture-balai.
Quelle émotion ressentirez-vous dimanche prochain quand vous couperez une dernière fois le contact de la voiture-balai ?
Je suis préparé. Il y a des règles, je les connais, et je sais qu’à 60 ans on ne conduit plus en course. Je sais que c’est le dernier, que la page se tourne. C’est certain que j’ai aimé mon job pendant toutes ces années. J’aurai un petit pincement au cœur dimanche prochain mais j’espère rester encore un peu dans le milieu et avoir véhiculé une belle image pendant vingt-cinq ans.