27 juillet et 22 août 1954 sont deux dates qui résument à elles seules la dimension irréversible prise par l’Armoricain Louison Bobet au sein du giron du peloton professionnel de cette époque. Lauréat de la Grande Boucle 1953, Louison Bobet fait figure de légitime et incontournable favori à l’heure du départ de l’édition 1954. En outre, tout se passe le mieux du monde au cours des deux tiers de l’épreuve, et le Français se retrouve en Jaune à la veille d’aborder l’ultime étape de montagne, la dix-huitième, celle qui mène le peloton à Briançon en empruntant le « cauchemardesque » et mythologique Izoard. Le porteur du Maillot Jaune apparaît serein, même si les Suisses Fritz Shaer et surtout Ferdi Kubler se trouvent en embuscade, prêts à profiter de la moindre faiblesse, même passagère, du leader de la course.
Les deux premières ascensions sont escaladées relativement aisément par les favoris, qui laissent d’ailleurs le soin à l’Espagnol Federico Bahamontès de caracoler en tête et de franchir en solitaire les sommets initiaux. Dès les premiers lacets de l’ogre Izoard, Bobet place une attaque sèche dont la soudaineté n’a d’égale que les ravages qu’elle entraîne. En effet, ne subsistent dans son sillage que les seuls Jean Malléjac, Stan Ockers, Wout Wagtmans et Ferdi Kubler. L’accélération du Breton a été terrible, dévastatrice, et surtout impitoyable. Désormais en tête du petit groupe, le « Boulanger de Saint-Méen » imprime un train démentiel à ses compagnons d’escapade, qui finissent par se résigner, dépités, les uns après les autres. Le dernier à l’accompagner, sous un soleil caniculaire, l’Aigle d’Adliswil, sombre à son tour et lâche définitivement prise à mi-pente du monstre alpin. Louison Bobet possède désormais son destin entre les mains. Le lauréat de Milan-San Remo et du Tour de Lombardie 1951 franchit le sommet de l’Izoard devant un autre Aigle, mais de Tolède celui-là, Federico Bahamontès, 1’15 » sur le néophyte Lily Bergaud, véritable révélation de cette édition, et 1’43 » sur son plus dangereux rival, pour la victoire finale à Paris, Ferdi Kubler.
Auteur d’une descente tonitruante, le Français accroît encore son avance pendant que, dans le même temps, les malheureux Bahamontès et Ockers sont victimes de crevaisons à répétition. Finalement, le Breton triomphe à Briançon pour la troisième fois de sa carrière (après 1950 et 1953) et remporte par la même occasion et pour la seconde fois consécutivement le Tour de France. Cette année-là, Louison Bobet, outre une domination de tous les instants, a réalisé un chef d’œuvre de course tactique comme le démontre l’épisode de l’Izoard. Pour la petite histoire, au soir de l’arrivée de cette journée mythique, ses deux opposants les plus représentatifs, les Suisses Kubler et Shaer, pointaient, à trois jours du dénouement, à respectivement 12’49 » et 17’46 » : un océan ! Bobet ajoutera une troisième tunique jaune à sa collection en récidivant l’année suivante, mais cette dernière levée sera autrement plus âpre et plus ardue que ses deux devancières, comme nous le constaterons par ailleurs.
Le 22 août de l’an 1954, les Championnats du Monde sur route ont élu résidence à Solingen, en Allemagne. Après une année peu reluisante aussi bien sur le plan sportif qu’extra sportif, le Campionissimo Fausto Coppi a tout misé sur la fin de saison et a axé toute sa préparation dans le but de conserver le titre suprême glané, un an plus tôt, à Lugano, où il avait mystifié ses adversaires de toute sa classe, dont Louison Bobet. L’idole de tout un peuple se trouve néanmoins indisposé par les conditions climatiques exécrables qui règnent outre-Rhin. Faisant fi de son aversion, le favori de la Dame Blanche lance la course au douzième tour du circuit derrière les deux échappés matinaux l’Italien Gismondi et le Français Varnajo. Une attaque franche et cinglante, dont il a le secret, et qui a pour effet immédiat de lever l’apathie ambiante et d’isoler à l’avant du peloton un groupe où figurent, outre le Campionissimo, Bobet, Anquetil, Forestier, Shaer et Gaul.
Les deux fuyards sont revus par les six poursuivants à une cinquantaine de bornes de la banderole d’arrivée. Inexorablement, les deux raidards du circuit commencent à user les organismes. La sélection s’opère par l’arrière et à ce petit jeu, Forestier, Varnajo puis Maître Jacques sont les moins bien lotis et disparaissent irrémédiablement du groupe de tête. A l’approche de la descente technique et dangereuse de Flamersheid, rendue en outre extrêmement glissante par les pluies incessantes, quatre hommes s’envolent et vont en découdre lors des derniers kilomètres de ce Mondial. Il y a là Coppi, Bobet, Shaer et Gaul, que du beau linge !
Le Breton prend avec autorité les rennes de la course et plonge dans la descente à tombeau ouvert, suivi à distance respectable par le Suisse, l’Italien et le Luxembourgeois. Fausto Coppi, victime d’une glissade, chute et laisse filer le trio infernal. Bientôt, c’est au tour de l’Ange de la Montagne de rendre les armes. Au moment d’aborder l’avant-dernier tour, les choses ne sont on ne peut plus claires : Bobet et Shaer sont en tête de la course, suivis de Gaul à une trentaine de secondes et de Coppi à plus d’une minute. Les autres sont plus loin encore. Aucun doute, le titre se jouera entre le Français et le Suisse.
A l’entame de la dernière révolution, Bobet, accablé, est victime d’une crevaison. Il doit impérativement rejoindre son poste de ravitaillement, situé en amont de la course, où son mécanicien lui présente une nouvelle monture. Le bilan de cet incident est sans appel, une minute de perdue dans l’affaire. Un gouffre, pense-t-on ! Le Breton se lance alors dans une poursuite effrénée en prenant des risques inconsidérés. Il virevolte, le Breton, il a la rage, le rictus assassin, à l’image d’un certain Blaireau qui n’allait pas tarder à le remplacer dans les cœurs celtes. A cinq bornes du but, enfin, il aperçoit en point de mire le maillot typique de la Suisse. Pensez, une croix blanche sur fond rouge fait une cible des plus appropriées. Bobet recolle à la roue arrière de Shaer dans l’ultime difficulté du parcours, prend l’aspiration et dépose l’Helvète, là, sans un regard. Lancé comme un obus, le Français prend aussitôt une centaine de mètres d’avance sur le Suisse incrédule et s’en va couper la ligne dans un dernier coup de rein révélateur et salvateur ! Au terme de l’hymne tricolore, en larmes, Louison avouera ressentir une énorme émotion et citera ce jour comme étant le plus beau de son existence.
Michel Crepel