Tout au long de l’été, Vélo 101 vous propose la lecture de l’enquête passionnante de David Walsh qui a fait tomber Lance Armstrong. « Les Sept péchés capitaux » (Editions Talent Sport : www.talentsport.fr, https://www.facebook.com/Talentsport2014) ont été adaptés au cinéma par Stephen Frears sous le titre « The Program » (2015), avec Ben Foster dans le rôle de Lance Armstrong, Chris O’Dowd (David Walsh), Guillaume Canet (Michele Ferrari), Elaine Cassidy (Betsy Andreu) et Denis Ménochet (Johan Bruyneel). Acheter le livre de David Walsh. Disponible chez le même éditeur : « Marc Madiot – Parlons vélo« .

CHAPITRE 7

« Nous devons nous méfier les uns des autres, c’est notre seule défense contre la trahison. »
Tennessee Williams

En avril 2001, Bill Stapleton m’a appelé. C’était un matin gris et humide en Angleterre. Je venais tout juste de me garer sur le parking de mon dentiste. Aussi, ce coup de fil était exaltant.

En ce monde, vous vous souvenez de deux choses essentielles. Primo : l’endroit où vous étiez quand on a tiré sur John Fitzgerald Kennedy. Deuxio : l’endroit où vous étiez quand Stapleton vous a appelé. L’année précédente sur le Tour, Bill s’était rapproché de moi en salle de presse et m’avait poliment invité à faire le choix de ma vie. Si je ne me conformais pas au programme, eh bien, l’entourage de Lance me poursuivrait en justice. Mais si je décidais de laisser les mensonges courir, je pourrais obtenir un accès privilégié. La carotte ou le bâton ? A moi de choisir.

Même si j’ai essayé de ne pas le montrer, j’étais flatté par le fait que le camp Armstrong ne soit pas complètement indifférent à ma personne. Nous ne nous étions pas parlé depuis et je commençais à penser que, peut-être, ils ne se souciaient pas du tout de moi.

Maintenant, comme la première fois, Bill se posait en émissaire venant apporter la paix. Il précisa que Lance et lui savaient que j’avais parlé à certaines personnes. Ils connaissaient certaines questions que j’avais posées.

Il marqua une pause, reprit sa respiration et entama la conciliation.

« David, je sais que les choses ne se sont pas bien passées entre Lance et toi mais Lance est prêt à t’accorder une interview.
– Quand ?
– Dès que tu peux venir en France. »

J’avais envie de laisser échapper un « Oui ». J’avais envie de dire : « Bill, tu m’as eu dès ton “Bonjour”. » Les mots ne sont pas sortis. Je n’étais pas enthousiaste à l’idée que Bill rapporte à Lance que, oui, le plan était en train de fonctionner. « Walsh a bondi et m’est tombé dans les bras – au téléphone – dès que j’ai mentionné l’interview. Qu’est-ce que je t’avais dit ? »

J’ai répondu à Bill que je le rappellerais plus tard. Je suis allé m’asseoir dans un fauteuil de dentiste pour une heure de contemplation et d’injections tout à fait légales.

Un entretien avec Lance, l’idée était intéressante. Le fait que l’offre vienne de son camp m’intriguait. La plupart des quotidiens ne peuvent résister à un tête-à-tête privilégié. Une interview – peu importe son relief – avec une grande star est moins chère à réaliser et plus facile à vendre qu’une longue investigation avec des avocats gravitant autour tels des vautours tournant dans le ciel. C’était une opportunité majeure car il y avait beaucoup de questions en rapport avec le dopage que je voulais poser à Armstrong.

J’ai téléphoné au responsable des sports du Sunday Times cet après- midi-là :
« Alex, je vais embellir ta journée.
– Dis-moi tout.
– J’ai une interview programmée pour cette semaine.
– Avec qui ?
– Armstrong.
– Ce n’est pas vrai ?
– Si. Bill Stapleton, son agent et avocat, m’a appelé. Ils veulent que j’aille en France dans la semaine. »

J’ai obtenu une petite étoile à accrocher à mon costume et ma photo a été épinglée au tableau de « L’Employé de la semaine ». Deuxième place. Derrière Alex.

Mes pensées se tournèrent vers Lance. Ou vers l’interview David Frost-Richard Nixon, comme je vis rapidement la chose. Peut-être Lance pensait-il que cette interview serait le premier chapitre d’une amitié restaurée à des fins tactiques. Peut-être toutes ces affaires de dopage étaient-elles un malentendu. Ou peut-être pensait-il simplement pouvoir m’écraser.

S’il se souvenait de notre conversation de 1993, il savait que je n’étais pas un adepte de la question unique. A l’époque, nous avions parlé pendant trois heures sans mentionner une seule fois le dopage. Nous avions discuté comme deux passionnés : j’étais passionné par le cyclisme, il était intéressé par la victoire et par le fait de saisir l’opportunité de sa vie. Peut-être voulait-il me montrer que l’homme que j’avais appris à apprécier ce soir-là n’avait pas totalement disparu.

Deux jours plus tard, j’étais à l’hôtel La Fauvelaie, près du village de Saint-Sylvain-d’Anjou, dans l’ouest de la France, pour interviewer Lance Armstrong. Nous nous sommes assis dans le hall de l’hôtel, pratiquement désert. Lance portait la tenue décontractée de son équipe et affichait un air de légère indifférence. C’était la première fois que nous étions réunis depuis cet après-midi à Grenoble huit ans plus tôt.

Beaucoup de choses avaient changé. Lance avait perdu ses épaules musclées et carrées de nageur. Même s’il était plus fin, il paraissait, d’une certaine façon, plus solide. Son corps était plus robuste. Et bien sûr, il avait remporté le Tour à deux reprises.

Ses gains de coureur cycliste étaient estimés à 8 millions de dollars par an. Il n’y avait pas que le vélo. Les contrats de sponsoring rapportaient 5 millions de dollars supplémentaires. Donald Trump était venu assister à une conférence de presse donnée par Lance à New York. Les gens évoquaient cela comme si c’était une chose positive.

Le Lance Armstrong de 2001 se présenta avec quasiment tout ce qui faisait défaut à celui de 1993. Et tout ce qu’il désirait. Il pouvait désormais courir les contre-la-montre mieux que quiconque, c’était le plus fort en montagne et il bénéficiait du soutien de la formation la mieux équipée et organisée du peloton. Cela lui offrait ce qu’il désirait plus que tout : le pouvoir de contrôler son destin.

Il avait eu un cancer. Il avait guéri. Il était revenu. Il avait vu. Il avait botté des culs. S’il devait tout résumer en un seul mot, il choisirait « Super ». Alors, pourquoi n’a-t-il pas l’air heureux, assis face à moi sur ce sofa en faux cuir ?

Peut-être parce que dans le jardin d’Eden, tout ne fleurit pas. Il savait que moi et d’autres serpents dotés de bras le soupçonnions de dopage. Il m’avait fait venir pour découvrir ce que je savais et jauger si je pouvais être acheté avec un simulacre d’amitié et la promesse d’un accès privilégié.

En voyageant de Londres, je m’étais dit que l’interview serait meilleure si je gardais l’esprit ouvert et si Armstrong pouvait répondre librement aux questions. Mais l’héritage du Tour de France 1998, c’était qu’il ne pouvait plus y avoir de présomption d’innocence. La formule de mon ami Jean-Michel Rouet était restée ancrée en moi : « Ce que nous avons découvert (dans l’affaire Festina), c’est que n’importe qui dans ce sport pouvait nous baiser. » C’était vrai. Un gars en maillot jaune n’avait qu’à dire « Poulet, poulet, poulet ! » et nous nous rassemblions pour qu’on nous jette les restes.

La première chose que Lance demanda, c’était si cela me dérangeait que Bill Stapleton soit présent pour l’interview. Je n’étais pas enthousiaste à l’idée que Bill s’immisce dans l’échange mais le langage corporel de Lance suggérait qu’il ne posait pas véritablement une question. Aussi, Bill Stapleton s’assit et posa un magnétophone sur la table. J’ai placé le mien à côté. J’ai ensuite joué cartes sur table (1).

« Voici la façon dont je vais aborder les choses, Lance. Je vais seulement vous poser des questions en rapport avec le dopage car c’est tout ce qui est pertinent à mes yeux. Si je ne crois pas au fait que vous soyez clean, il est inutile de vous interroger au sujet des prochaines courses. Je n’y vois aucun intérêt. Cela vous donnera l’opportunité de convaincre les gens que vous courez proprement. »

J’étais relativement calme. Rétrospectivement, cela me surprit. Je n’aime pas la confrontation et dans les années qui ont suivi, des anecdotes sur la capacité de Lance à intimider les gens lui ont donné une réputation de sociopathe. Peut-être étais-je blindé par une petite attitude moralisatrice. Ou peut-être cette confrontation était-elle plus aisée parce que nous nous étions rencontrés huit ans plus tôt, quand nous étions tous les deux différents.

Je ne suis pas connu pour être un dur à cuire mais Lance ne me paraissait pas le moins du monde intimidant. J’avais presque envie de dire : « Attends, je t’ai connu quand tu étais un gamin et j’aimais la façon dont tu claquais la porte en entrant dans le monde du cyclisme. Les murs en tremblaient. » En le rencontrant maintenant, je me demandais comment il avait progressé, ce qui avait changé. J’étais convaincu qu’il se dopait mais ce n’était pas comme s’il allait l’admettre.

Ce qui était intéressant, c’était comment il réagissait aux questions agressives. A mes yeux, l’interview était une chance d’obtenir quelques réponses officielles sur des questions qu’il n’avait pas à aborder d’habitude.

« C’est bien, répondit-il. Posez toutes les questions en rapport avec le dopage que vous souhaitez. »

Ma tactique était de commencer avec des questions générales, vastes, qui feraient croire que je n’en savais pas trop. Lance fournirait des réponses aisées. Plus tard, on passerait aux détails.

Je l’ai interrogé au sujet de la Flèche wallonne 1994, la course qui rendit Michele Ferrari célèbre. Nous connaissions tous l’histoire. Les coureurs préparés par Ferrari avaient fini premier, deuxième et troisième. Ce jour-là, Lance Armstrong était fort. Il poursuivit les trois coureurs échappés mais ne put les rattraper. Comme tous les coureurs Motorola, il fut finalement largué. L’équipe ne plaça pas un seul représentant dans le Top 10.

Le dopage en sport n’est pas toujours une affaire d’évolution progressive. Il permet de réaliser de grands bonds en avant. Celui-ci en était un. Trois coureurs de la même équipe (Gewiss) se détachant du peloton dans une classique, c’était quelque chose d’assez inattendu. Moreno Argentin termina premier. Giorgio Furlan et Evgueni Berzin se classèrent deuxième et troisième. C’était trop. Tous les journalistes avaient des questions à poser. Quel meilleur endroit pour commencer que la cour du docteur Michele Ferrari ? C’était tellement extraordinaire qu’on se passa des subtilités habituelles.

Quid de cette substance, l’EPO ? « L’EPO n’est pas dangereuse, déclara de façon mémorable le bon docteur, c’est l’abus qui l’est. Il est également dangereux de boire dix litres de jus d’orange. »

L’équipe Gewiss le mit à la porte mais la Flèche wallonne et cette déclaration sur le jus d’orange assurèrent la réputation de Ferrari. S’il avait accroché une enseigne pour proposer ses services à la terre entière, il n’aurait pas pu être plus clair au sujet de ce qu’il avait à offrir. C’était l’un des moments marquants dans l’histoire du dopage. Sauf pour Lance Armstrong.

« Le médecin de l’équipe, Michele Ferrari, a fait cette fameuse déclaration, le soir de la course, sur l’EPO recombinante qui ne serait pas plus dangereuse que le jus d’orange. Vous souvenez-vous de votre réaction ?
– (Longue pause) Euh… non.
– Vous ne vous êtes même pas demandé ce qu’était l’EPO recombinante ?
– Je crois que parfois, les déclarations peuvent être sorties de leur contexte et je pense qu’à cette époque, je l’admettais déjà. »

La discussion se poursuivit.
Au milieu des années 90, il était bien connu que l’EPO était devenue un produit courant pour plusieurs cyclistes du Tour. A quel point Lance et ses équipiers chez Motorola étaient-ils conscients du phénomène ? (2)

« Nous n’y avons pas pensé. Ce n’était pas une préoccupation pour nous. Ce n’était pas une option… » (3)
Et ainsi de suite. La version Lance de l’omerta.
« Saviez-vous que Kevin (Livingston, coureur et équipier de l’US Postal à cette époque) était lié à l’enquête menée par la police italienne sur Michele Ferrari ?
– Oui.
– En avez-vous discuté avec lui ?
– Non.
– Jamais ?
(Il secoua la tête)
– Un garçon qui est votre meilleur ami ?
– De façon indirecte, vous essayez d’impliquer à nouveau notre sport. »

Classique ! Ne jamais poser une question difficile à un cycliste ! Ne jamais cracher dans la soupe. Vous faites du tort au sport. Vous gâchez le plaisir de tout le monde.

Alors que nous parlions, Michele Ferrari plana au-dessus de nous comme le fantôme de Banquo dans Macbeth. C’était le nom de Ferrari qui produisait les circonlocutions les plus tortueuses chez Lance.

« Avez-vous déjà rendu visite à Michele Ferrari ?
– Je connais Michele Ferrari. (4)
– Dans quelles circonstances avez-vous été amené à le connaître ?
– Quand vous allez sur des courses cyclistes, vous voyez des gens. Il y a des entraîneurs, des médecins. Je connais le médecin de chaque équipe. C’est une petite communauté.
– Lui avez-vous rendu visite un jour ?
– Ai-je été testé par lui ? Ai-je été là-bas, l’ai-je consulté sur certaines choses ? Peut-être.
– Vous l’avez fait ?
(Il fit oui de la tête)
– Il va être jugé pour association de malfaiteurs.
– Je pense que les procureurs et les juges doivent poursuivre quelqu’un indépendamment de son statut. C’est leur boulot de faire ça. »

En y repensant, j’attribue l’étrange nature de ces réponses (et le geste à la Sean Kelly consistant à hocher la tête pour une interview enregistrée) à une certaine anxiété chez Lance qui craignait peut-être que je n’en sache plus, à l’époque, que ce que je savais réellement. Il avait connaissance, certainement, du fait que j’avais posé des questions sur les liens de Ferrari, que j’étais allé au commissariat de Florence, dont la cave contenait des cartons et des cartons de dossiers saisis par la NAS (Nucleo Antisofisticazioni e Sanità, la brigade des stupéfiants) au cours de raids chez des médecins soupçonnés d’avoir des liens avec le dopage.
Ne sachant pas précisément ce que je savais, Lance choisit de ne pas confirmer ni infirmer les visites chez Ferrari. Il s’avéra que je ne fus pas en mesure de les confirmer jusqu’à la période précédant de peu le Tour 2001.

Dans l’année qui suivit, alors que le statut d’icône de Lance devenait de plus en plus grand, les gens m’ont souvent dit combien il était intelligent dès qu’il s’agissait de traiter avec les médias et de les manipuler. Je n’ai jamais considéré que c’était le cas. Affirmer, par exemple, que Kevin et lui n’avaient jamais discuté de Ferrari, alors que Kevin était impliqué dans l’affaire, était tout bonnement stupide. Une chose est sûre, il était différent.

Dans le film Breaking Away (La Bande des quatre), classique du vélo et du passage à l’âge adulte réalisé à la fin des années 70, quatre jeunes garçons d’une ville de l’Indiana donnent du relief à leur vie en se prenant d’amour pour le cyclisme pro. Une partie de l’écrivain en moi aurait aimé que Lance, avec son background déglingué, ait partagé les mêmes rêves à l’époque de Plano (Texas).

Mais ce n’était pas son passé. Il n’y avait pas de photos sépia. Il n’avait pas le temps de rêver, courant de boutique en boutique à la recherche d’un sponsor pour financer, ado, sa carrière de triathlète. Personne ne se décidant à casquer, il acheta un débardeur et fit imprimer « J’aime ma mère » à la place du nom du sponsor.

« Je ne connais rien à l’histoire du sport », dit-il. Je le regardais et réalisais que ce qu’il était en train de dire était vrai. Ceci n’est pas Hollywood, mec. Cette chose, ce Tour de France, c’est une montagne. Tout le monde peut le voir. Tu as besoin d’un plan et tu as besoin de t’imaginer au sommet. Lance Armstrong, de Plano (Texas). Quelqu’un.

J’ai pensé à une autre montagne. Le Ventoux. Transportant sa légende là-bas.

« Vous n’avez jamais entendu parler de Tommy Simpson ? Allez, vous avez sûrement entendu parler de Tommy Simpson ? »

Il en avait entendu parler mais sa réponse fut bizarre.

« Oui mais Tommy Simpson n’a jamais été testé positif. »

Je n’ai jamais rencontré un cycliste qui ne secouait pas automatiquement la tête en signe de tristesse à l’évocation du destin de Tommy Simpson et de ce que sa mort nous disait de ce sport. La tristesse n’était pas seulement liée à ce qui s’était passé ce jour-là mais aussi au fait qu’après cette tragédie, le peloton avait décidé de poursuivre le dopage. Et nous voilà en 2001, après Simpson, après Festina, dans un monde où un champion cycliste formule une réponse en jargon juridique quand une personne en relation avec le dopage est citée. Il y avait un mur entre le peloton et le monde extérieur. La mort de Tommy Simpson sur le Tour 1967 fut une tragédie (5).

Il y avait des amphétamines dans son système sanguin. De l’alcool aussi. Des amphétamines furent trouvées dans sa poche arrière. Le corps médical conclut qu’il avait contribué à sa propre mort mais Simpson fut aussi victime de la culture du dopage dans le cyclisme (6). Mais bien sûr, il n’avait jamais été testé positif.

La réponse de Lance était correcte mais dépourvue de sens. Il y avait des substances dans le sang de Simpson, des substances dans son maillot, des substances dans sa valise.

La réponse de Lance était malgré tout instructive car c’était la formule réflexe des coureurs et des athlètes depuis des décennies. Cela ne nous dit rien. Et cela nous dit beaucoup de choses. Bernard Hinault avait l’habitude de le répéter à chaque fois.

« Dites, “Le Blaireau”, avez-vous pris des substances ?
– J’ai passé tous les tests. »

Lance avait appris. Il avait passé les tests, les tests qu’il avait passés n’avaient rien prouvé et il y aurait toujours un groupe de pression heureux de le défendre en répétant la vieille rengaine comme un perroquet : c’était l’athlète le plus contrôlé de la planète et il n’avait jamais échoué à un test.

En 1993, c’était un gamin peu impressionné ou ignorant le roman du Tour mais il était déterminé à saisir l’opportunité de faire quelque chose de sa vie. Huit ans plus tard, il était devenu quelqu’un et voulait que je sache que quelles que soient les méthodes employées par lui et son équipe… Eh bien, ceci était une affaire interne. Circulez, il n’y a rien à voir.

Les journalistes étaient là pour vendre le mythe en échange d’un accès limité. Le reste était du business. Le leur, pas le nôtre. Vous ne voyez pas les calculs gourmands faits derrière les miroirs muraux dans les casinos de Las Vegas. Lance estimait que ce qui se passait derrière les miroirs muraux du cyclisme pro était également une affaire privée. L’absence de sentiments, la dureté, l’arrogance froide, tout ceci diminua son aura mais il ne s’en rendit jamais compte.

Frankie Andreu – ou l’un des autres coureurs – me rapporta qu’il avait entendu que Lance était furieux en retournant à l’étage après l’interview. Il enrageait. Les autres coureurs eurent l’impression qu’Armstrong était ébranlé par ce que je semblais savoir. En ce qui me concernait, j’étais stupéfait par ce que Lance prétendait ne pas connaître. La nouvelle de sa colère me fit sourire. Dans notre partie de fâcheries et de bluff, Lance et moi avions simplement fait match nul.

Au printemps, quand j’avais interviewé Lance, je l’avais questionné sur la situation de Livingston et, restant dans le ton de l’interview, il était demeuré vague à un degré absurde. Les meilleurs amis du monde ne discuteraient pas du fait que l’un d’entre eux était concerné par une investigation criminelle ? Ce qui m’échappait était le sentiment, chez Lance, qu’il n’avait pas à répondre à qui que ce soit. Et si sa réponse était stupide ? Qu’allait-il faire par rapport à ça ?

Je ne pouvais faire qu’une seule chose. Je suis retourné voir Sandro Donati et je lui ai demandé s’il existait une preuve de la présence d’Armstrong à Ferrare. Je voulais avoir des biscuits pour la prochaine fois où j’aurais un entretien avec Stapleton ou Armstrong. J’ai demandé à Sandro de vérifier si les carabiniers étaient absolument sûrs que Lance ne s’était pas rendu à Ferrare. Donati revint vers moi et m’indiqua tout d’abord qu’il ne pouvait pas fournir la preuve qu’Armstrong était allé là-bas. Mais mon ami était obstiné. Très vite, il revint avec des informations fournies par des hôtels locaux. Elles émanaient des carabiniers et avaient transité par Sandro pour parvenir jusqu’à moi.

Il était bien allé là-bas.

Lance s’était rendu à Ferrare deux jours en mars 1999, trois jours en mai 2000, deux jours en août 2000, un jour en septembre 2000 et trois jours fin avril-début mai 2001, la dernière visite, peu de temps après notre interview à La Fauvelaie. Les séjours correspondaient à des dates clés, pour la préparation du Tour et juste avant les Jeux Olympiques 2000 de Sydney, où Lance visait une médaille. A Ferrare, il avait séjourné à l’hôtel 5 étoiles Duchessa Isabella et à l’hôtel 4 étoiles Annunziata.

Durant notre interview, il craignait que je n’en sache plus que je ne le laissais paraître. Maintenant, j’en savais effectivement plus (7).

Je m’étais rendu aux Etats-Unis, à Rome et à Florence l’année précédente. J’avais un meilleur aperçu de l’univers que je tentais de comprendre. L’interview de Lance au printemps m’avait déçu. J’avais voyagé avec un stock de preuves décent mais je n’avais même pas secoué sa cage.

Son entraîneur méritait un peu d’attention. Si Ferrari était le génie caché derrière tout ça, alors Chris Carmichael, coach et mentor de Lance, était la face présentable de l’histoire. Carmichael avait été impliqué dans un cas de dopage étrange. L’ancien coureur amateur américain Greg Stock affirma qu’on lui avait fait une injection de cortisone contre son gré et que sa carrière fut ruinée. Pour se tirer d’affaire, Carmichael conclut un arrangement à l’amiable avec lui.

J’ai demandé à Armstrong ce que lui inspirait le fait que son coach de longue date paie pour rester en dehors d’une affaire de dopage. Il répondit que c’était un problème entre Chris et Greg.

« Si Chris a payé pour que son nom ne soit pas cité dans une affaire de dopage, cela implique qu’il avait quelque chose à cacher ?
– C’est une hypothèse.
– Mais cela ne sent pas bon, non ?
– D’un autre côté, est-il convenable que Greg Stock accepte l’argent ? Voyons les deux côtés de la chose. Est-il question d’argent ou de principes ? »

J’étais en possession des images d’Hugues Huet, un journaliste d’une télé française qui avait suivi l’été précédent une voiture de l’US Postal dépourvue d’inscription et avait filmé ses deux occupants en train de se débarrasser de cinq sacs en plastique pleins de déchets. Les sacs contenaient cent-soixante emballages de seringues, des compresses ensanglantées et des restes d’emballages indiquant l’utilisation d’un produit légal mais proche de la ligne jaune appelé Actovegin.

Il y avait aussi Kevin Livingston et quelques éléments sur ce qu’il avait fait.

Une petite montagne de preuves était en train de se former. Comme Lance aurait dit, cela ne sentait pas bon. Quand j’avais présenté la chose à Lance, il l’avait ignorée. Au cours de l’interview, il arracha un nul des griffes d’une défaite. Les champions ont juste besoin d’un nul.

Les nouvelles de Ferrare étaient malgré tout différentes. Cela changeait la donne. J’avais le sentiment que nous avions quelque chose de concret. Nous parlions de seize jours passés à Ferrare sur une période de deux ans. Cela excluait toute visite effectuée dans l’autre sens par Ferrari. Nous savons maintenant que des rencontres eurent lieu quand Lance vivait à Nice (Ferrari aimait tester Armstrong sur la montée du col de la Madone, juste en dehors de la ville) et à Gérone, où Armstrong s’était installé en 2001.

Lance avait mis un point d’honneur à ne pas parler de tout ce temps passé à Ferrare. Ni dans son autobiographie, ni dans ses conférences de presse, ni dans son interview.

Maintenant, je possède toutes ces informations. Il n’a pas fallu pirater des ordinateurs, pénétrer par effraction dans des immeubles ou rencontrer des sources anonymes dans des parkings souterrains. Il a juste été question de journalisme. D’interrogations. Je ne peux pas admettre que Lance ait livré son autobiographie, sortie un an plus tôt peut-être, et que le nom « Michele Ferrari » n’apparaisse dans aucune page. Ferrari est au centre d’une investigation sur le dopage. Il sera très vite inculpé et fera face à un procès.

Nous étions en possession d’une histoire délicate. Et c’est ainsi que le premier jour du Tour de France 2001, le Sunday Times révéla que Lance Armstrong, vainqueur des deux premiers Tours de l’ère du Renouveau, travaillait avec un médecin qui allait faire face à un procès pour dopage. Armstrong n’avait jamais mentionné cela une seule fois. Il n’avait jamais mentionné ses liens avec un homme qui répondit un jour « Cela ne me scandaliserait pas » quand on lui demanda si cela le dérangerait que ses coureurs aillent acheter de l’EPO en Suisse sans ordonnance.

Quand je relis cet article, je trouve que c’est l’un des pires que j’aie écrits : trop d’informations, trop pauvrement organisées. Toutes ces bonnes choses furent gâchées par le produit fini. Et j’étais terriblement naïf dans mes rapports avec le camp Armstrong. En révélant, grâce à mes sources dans la police italienne, qu’il était allé voir Ferrari, j’avais déclenché les alarmes dans le monde de Lance.

Lorsque le quotidien prépara l’article pour la parution, j’étais en Australie, travaillant sur la tournée de rugby des Lions britanniques et irlandais. Voulant donner à Lance l’opportunité de s’expliquer sur ses liens avec Ferrari, j’ai appelé Bill Stapleton le jeudi, trois jours avant la publication.

« Bill, j’ai quelques questions à vous poser.
– Auriez-vous l’obligeance de nous envoyer les informations que vous détenez ? Nous y répondrons. »
J’ai claqué un e-mail récapitulant tout ce que je savais. J’ai peut-être songé à ajouter les mots « Échec et mat » à la fin : « Mon information est que Lance a vu plusieurs fois Ferrari. Voici les dates. Voici les noms des hôtels. Ce sont les dates où Lance était à Ferrare. Ceci indique qu’il a une relation très sérieuse avec Michele Ferrari. Pouvez-vous revenir vers moi – vous ou Lance – avec une réponse ? »

J’en reçus une.

« David, je communique ces éléments à Lance et reviens vers vous. »

Ensuite, plus rien. J’appelle à nouveau. Bill explique qu’il est en France pour le Tour et qu’il a des problèmes avec son adresse électronique. J’ai le sentiment qu’on me mène en bateau. Un garçon essayant de jouer avec des garçons plus grands. J’appelle à nouveau, je laisse un autre message. Rien. Bill Stapleton se terre et prend son portable avec lui. Je n’ai plus aucune nouvelle. J’envoie quelques e-mails de plus. Passe quelques coups de fil de plus. Pas de réponse. Evidemment, Armstrong, plus combatif et chatouilleux que jamais, avait décidé de me prendre à mon propre jeu.

Le jour suivant, Pier Bergonzi, journaliste cycliste respecté de La Gazzetta dello Sport en Italie, fut invité à l’hôtel de l’équipe US Postal pour interviewer Lance Armstrong. Pier s’était vu promettre quelques moments avec Lance sur le Tour mais cette interview juste avant le grand départ était une surprise. Bergonzi avait couvert le cyclisme pendant plusieurs années. Armstrong et lui avaient de bons rapports. L’échange n’était pas conflictuel. Il suivit le schéma prévisible d’une projection d’avant-course.

A la fin de l’interview, Lance lança à Pier : « Tu ne m’as pas interrogé au sujet de Michele Ferrari. »

Pier répondit : « Pourquoi devrais-je t’interroger au sujet de Ferrari ? » Ta-da !

J’ai des infos pour toi, Pier ! Lance a des infos !

« Nous travaillons désormais ensemble car nous allons nous attaquer au record du monde de l’heure. »

Voici ce qui fut rapporté en une de La Gazzetta dello Sport le jour suivant. C’était la façon de Lance et Stapleton d’atténuer la piqûre de ce qui paraîtrait le dimanche. Le dimanche, la connexion avec Ferrari serait déjà connue de tous, même si l’explication était un mensonge flagrant. Lance réussit à s’assurer que le mot « exclusif » ne pourrait pas être utilisé pour l’article du Sunday Times, « Chargé de suspicion ». Le grand survivant du cancer, en route pour une troisième victoire dans le Tour de France, allait ensuite s’attaquer au record du monde de l’heure.

Personne ne s’attendait à une tentative pour battre le record du monde de l’heure. Et bien sûr, elle n’eut jamais lieu.

Cela aurait pu être pire. Quasiment tous les journalistes qui ont écrit sur l’affaire Ferrari ont compris que l’article de La Gazzetta était une attaque préventive de la part du camp de Lance pour atténuer l’impact de l’investigation du Sunday Times. Pour une fois, je n’étais pas soumis à la torture par l’eau ni même ignoré. C’était comme si Lance était allé trop loin dans sa manipulation cynique des médias.

L’après-midi de la première étape, un vent d’investigation rafraîchissant souffla sur le centre de presse de Boulogne-sur-Mer. Quand l’étape s’acheva, une petite troupe de vaillants journalistes descendit à l’hôtel de l’équipe US Postal. Bill Stapleton répondit sans difficultés aux questions. Faisant taire tout le monde. Une déclaration est en train d’être rédigée et sera prête dans cinq minutes. Il y eut de la grogne. Une déclaration… Quid de Lance ? Donnez-nous Lance !

Malheureusement, Lance était trop fatigué pour répondre aux questions. Finalement, la déclaration fut transmise. Un seul sujet de discussion. Michele Ferrari.

« Chris (Carmichael) et moi avons rencontré Michele Ferrari durant un camp d’entraînement à San Diego, Californie, en 1995. Son rôle premier a toujours été limité. Chris ne pouvant rester en Europe de façon permanente, Michele procède à mes tests physiologiques et fournit les données à Chris de manière régulière.

Chris a fini par faire confiance à Michele au sujet de mes tests et de ma forme sur le vélo. Ces derniers temps, nous avons spécifiquement travaillé sur une tentative de record de l’heure. Je ne sais pas exactement quand cela se fera, je sais seulement que ce sera dans un futur proche. Michele nous a aussi consultés, Chris et moi, au sujet d’un régime alimentaire, de la préparation en altitude, d’un entraînement en hypoxie et de l’utilisation de tentes hypoxiques, autant de méthodes de progression naturelles (8).

Par le passé, je n’ai jamais nié être en relation avec Michele Ferrari. D’un autre côté, je ne me suis jamais empressé de le faire savoir. L’explication, c’est qu’il avait une réputation sulfureuse auprès du public suite à ses déclarations irresponsables au sujet de l’EPO en 1994. Je veux qu’il soit clair que je ne m’associe pas à ces commentaires ni, d’ailleurs, à quiconque utilisant des procédés contraires à l’éthique sportive. Cependant, dans mon expérience personnelle, je n’ai jamais eu l’occasion d’interroger l’éthique ou la norme de soins de Michele. Plus spécifiquement, il ne m’a jamais parlé d’EPO et je n’en ai jamais utilisé. »

Et pour le moment, c’était tout. Si le reste du monde pensait que Michele Ferrari menait un business florissant comme médecin ès dopage, la vérité, à en croire Lance, était que Ferrari gagnait sa vie uniquement avec des conseils alimentaires et la location d’une tente à oxygène.

Quelqu’un, quelque part, était en train d’être dupé.

NOTES
(1). Les enregistrements de l’interview sont devenus un objet de contentieux dans les procédures judiciaires qui ont suivi. Bill Stapleton avait enregistré la conversation mais l’équipe de juristes d’Armstrong me pressa de produire la transcription directe de ce qui avait été dit.
(2). Une étude de 2010 parue dans le Journal of Sports Sciences relevait qu’entre 1989 et 1997, la longueur du Tour est passée de 3 285 kilomètres à 3 944 kilomètres, avec 17 000 mètres d’ascension supplémentaire. Durant cette période, les vitesses moyennes auraient dû diminuer de 11,3%. Elles ont augmenté de 4,5%.
(3). Dans sa déposition dans l’affaire SCA, Stephen Swart, le Néo-Zélandais qui courut avec Motorola au milieu des années 90, déclara que les meilleurs coureurs de l’équipe avaient discuté d’EPO en 1995. Il affirma qu’Armstrong avait dit à ses équipiers qu’il n’y avait « qu’une seule route à prendre » pour être compétitif. J’avais connaissance des affirmations de Swart au moment de l’interview. Nous avons rapidement appris qu’Armstrong avait commencé à travailler avec Ferrari dès 1995.
(4). J’appris plus tard que Lance avait passé quelques jours avec Ferrari peu de temps avant l’interview. De même que dix jours, en trois visites séparées, durant la saison précédente.
(5). La tragédie du Ventoux donna lieu à plusieurs couvertures très différentes. Les derniers mots héroïques de Simpson, célèbres, « Remets-moi sur mon vélo ! », n’ont jamais été prononcés. Ils furent inventés par Sid Saltmarsh qui couvrait l’événement pour le Sun et Cycling. Saltmarsh n’était pas présent à ce moment-là. Il se trouvait même à un mauvais point de transmission pour un compte rendu du Tour en direct à la radio.
(6). Quelques honneurs revinrent au quatrième pouvoir. Un autre reporter britannique, J.L. Manning, du Daily Mail, rapporta la nouvelle de façon beaucoup plus louable. Manning était un sacré personnage qui faisait bien son métier. Sa couverture de la tragédie établit pour la première fois un lien concret entre les substances incriminées et la mort de Simpson. De manière heureuse, il inspira une série de bons reportages chez ses confrères. Manning écrivit : « Tommy Simpson a roulé jusqu’à sa mort, tellement chargé qu’il ignorait avoir atteint la limite de son endurance. Il est mort en selle, lentement asphyxié par un effort intense au cours d’une vague de chaleur, après avoir pris des méthamphétamines et de l’alcool. »
Le travail de Manning et le soutien des journalistes qui le suivirent étaient bien connus de ceux, parmi nous, qui couvrirent le Tour (du Renouveau) en 1999. Après la mort de Tommy Simpson, il y eut des promesses. « Cher Tom Simpson, déclara l’organisateur du Tour Jacques Goddet, tu ne seras pas tombé en vain dans le désert rocailleux du Ventoux. » Il y eut également des promesses après le scandale Festina en 1998. La réalité ? Plus ça change, plus c’est la même chose.
(7). Dans un entretien avec Cycling News de 2004, Ferrari donna sa version des événements en s’apitoyant légèrement sur son sort.
CYCLING NEWS. – Par le passé, des journalistes d’investigation ne sont-ils pas venus à Ferrare ? N’ont-ils pas obtenu des informations sur les séjours à l’hôtel de Lance Armstrong à l’occasion de ses visites dans votre clinique ?
Dr Michele FERRARI. – Non, ce n’est pas comme cela que les choses se sont passées. Ce journaliste sportif pour un quotidien britannique n’est pas venu à Ferrare, il est allé à Florence et il a parlé aux carabiniers du NAS (brigade des stupéfiants). Ils ont appelé les policiers de Ferrare et leur ont demandé de vérifier les enregistrements d’hôtels pour Lance Armstrong. Cette information a ensuite été publiée dans le journal.
CYCLING NEWS. – Comment avez-vous réagi à cette information ?
Dr Michele FERRARI. – Ce n’est pas normal ! C’était un abus de pouvoir de la part des carabiniers : ils ne sont pas supposés donner ce type d’information à un journaliste. Mais nous n’avions rien à cacher concernant Lance, il est venu ici pour passer ses tests et nous ne l’avons jamais nié. On ne l’a pas du tout caché. Je ne connais pas ce journaliste, je ne l’ai jamais rencontré. »
(8). Des années plus tard, j’ai rencontré Mike Anderson, l’ancien assistant personnel d’Armstrong. Il se souvenait que la tente hypoxique était conservée dans un hangar du ranch de Dripping Springs (Texas). Un jour, les enfants d’Armstrong jouèrent avec. Sinon, Mike ne se souvenait pas qu’elle ait été sortie de son sac.

A suivre le mardi 16 août…