Patrick Lefévère de manque jamais une occasion de faire parler de lui. Alors, lorsqu’il fut interrogé sur le cas Alaphilippe en amont de la Vuelta, le manager de la Quick-Step Alpha Vynil a glissé aux journalistes l’une de ces formules polémiques dont il a le secret. « Il a couru le Tour [2021] en fonction des championnats du monde. Vous pouvez le faire une fois, mais en principe je ne le paie pas pour ça ». Le dévouement du français aux ambitions de Remco Evenepoel jusqu’à son abandon a d’ailleurs montré que ce canal de communication s’avérait toujours aussi efficace pour le trublion belge. Fort heureusement pour les chances tricolores, ce dernier n’a pas poussé la sévérité jusqu’à l’interdiction de voyage. Mais ses mots illustrent tout à fait le raisonnement des multiples formations qui ont fait ce choix radical.
Les conséquences pèsent naturellement sur les fédérations nationales. « À l’heure actuelle, sur les huit coureurs que j’avais en tête, seuls deux peuvent y aller : Juan Ayuso et Marc Soler » s’est ainsi plaint Pascual Momparler, sélectionneur de l’Espagne. Qu’il s’agisse des équipes Movistar (Valverde, Mas, Aranburu), Cofidis (Herrada) et même INEOS (Rodriguez), toutes ont apparemment contraints les poulains à rester sur le Vieux Continent, les yeux rivés sur les enjeux de la fin de saison. Si aucun coureur ne s’est plaint publiquement de la décision de son équipe, ce phénomène n’en reste pas moins problématique pour le prestige des championnats du monde. Néanmoins, la course aux points UCI devient presque vitale pour certaines équipes, au bord de la relégation en seconde division. Alors qui a raison ? Les fédérations exagèrent-elles ou doit-on blâmer les équipes pour leur mauvaise foi ?
Les championnats du monde, gros lot pour les gros et « peanuts » aux petits
Les équipes rechignent à envoyer leurs coureurs à l’autre bout du monde pour disputer les mondiaux. C’est un fait. Mais le devraient-elles ? Telle est la question. Au regard de la foison de points proposé par l’évènement, celles-ci ne devraient-elles pas plutôt laisser leurs meilleurs coureurs s’en aller pour les laisser procéder à une moisson salvatrice ?
En fait, cet argument ne vaut que pour les premiers, soient les leaders en théorie. N’en déplaise à Patrick Lefévère, Julian Alaphilippe lui a rapporté 600 points à chacun de ses sacres. Et les belles places d’honneur de Zdenek Stybar (7e) et Florian Sénéchal (9e) lors de la dernière édition lui ont rapporté 300 points de plus. Ainsi, en tout et pour tout, ces trois résultats ont fourni un seizième du total de points remporté par le fameux Wolfpack à l’issue de la saison 2021 (15 652). Ça vaut bien le coup d’accorder une semaine de « vacances » à ses coureurs, non ?
Seulement, si les coureurs sélectionnés sont destinés à servir d’équipiers, le raisonnement s’inverse. Or, les championnats du monde apparaissent tant comme l’immanquable rendez-vous des stars du peloton qu’un coutumier leader peut vite se muer en gregario au service d’un homme encore plus fort que lui. Pour ne citer d’un exemple, Arnaud Démare, pièce maitresse de l’effectif de la Groupama-FDJ, s’était vite résolu à jouer le rôle d’appât sur le circuit de Louvain pour mieux dégager le terrain à l’attaque de Julian Alaphilippe. Les 15 points que son anecdotique 56e place ont rapporté à la structure de Marc Madiot n’ont guère valu le voyage, surtout en comparaison avec les 275 points qu’il vient d’empocher ce week-end sur le GP d’Isbergues et la Primus Classic. Alors, dans leur choix comptable, les équipes ont bien souvent raison.
Privilégier les épreuves de fin de saison aux championnats du monde : entre nécessité et déraison
Le principal argument avancé par les équipes réticentes concerne la lutte pour le World Tour. Effectivement, la saison 2022 concluant l’exercice de trois années sur lequel s’établissait le système de promotion / rétrogradation UCI, cet automne se teint d’allures de sprint final. La nécessité de conserver le gratin de ses forces vives apparaît d’autant plus compréhensible que seuls les points des dix meilleurs coureurs de chaque équipe comptent dans le score collectif.
C’est donc ce rôle décisif dans la survie de l’équipe qui a notamment expliqué l’objection de la Lotto – Soudal, actuellement située dans la zone rouge, à l’envol d’Arnaud De Lie et de Victor Campenaerts vers l’Australie. Ce dernier a d’ailleurs soutenu la décision de son manager avec des propos particulièrement évocateurs : « Il y a beaucoup de coureurs qui peuvent prendre ma place dans la sélection belge et il y a peu de coureurs qui peuvent prendre des points à ma place à Lotto-Soudal ». Un tel raisonnement a également été appliqué du côté de la Cofidis à l’égard de Bryan Coquard, trop précieux dans cette lutte pour que la formation nordiste ne lui permette de s’épuiser à l’autre bout du monde.
A l’inverse, d’autres choix collectifs paraissent plus difficilement compréhensibles. Si la Movistar a longtemps fleurté avec la zone rouge, le podium d’Enric Mas sur la Vuelta lui a offert une vraie bouffée d’oxygène, en lui offrant une confortable avance de 1 400 points sur le premier relégable. Dans ces conditions, comment refuser à Alejandro Valverde une dernière pige avec sa sélection nationale ? D’un besoin vital, la course aux points est parfois devenue un prétexte injustifié.
Un cas relativement isolé dans le monde du sport
Pour conclure cette dissertation, une ouverture à la globalité du monde du sport semble pertinente. Le cyclisme n’est nullement une discipline isolée. Médiatiquement, commercialement mais aussi pratiquement, il côtoie moultes autres domaines athlétiques et physiques dans l’actualité et s’y confronte perpétuellement. Quant aux sportifs, ils connaissent également des enjeux similaires, largement interdisciplinaires. Dès lors, le coureur cycliste ne peut être conçu comme un cas à part.
A ce sujet, Eusébio Unzué, le polémique manager de la Movistar, s’est fendu d’une déclaration pour le moins étonnante. « Le système de points doit être revu, affirme-t-il. A mes yeux, il n’est pas logique d’aller chercher des points dans les épreuves de deuxième ou troisième division afin de rester en première division. Essayez d’expliquer ça aux fans d’autres sports. Ça n’a aucun sens. »
À notre avis, l’espagnol n’a jamais regardé de football, ni de rugby, ni beaucoup d’autres sports que du cyclisme. En effet, le système de promotion / rétrogradation est à l’essence-même de la logique méritocratique du sport et nourrit son intérêt. Or, celui-ci s’accompagne régulièrement de compétitions par nations concurrentes, impliquant la sélection récurrente d’athlètes par leur fédération. En rugby, un tiers de la saison de Top 14 prive les clubs de leurs internationaux, victime des fameux « matchs doublons ». En football, la Coupe du Monde use les joueurs pour toute la saison à venir.
Ces systèmes ne sont pas exempts de défauts, et il ne s’agit même pas ici de les défendre, mais simplement de reconnaître l’accoutumance de nombreux sports à ces situations. Il revient donc au cyclisme d’acquérir la culture nécessaire à leur acceptation. Le déboulonnement des marques de leur piédestal constituera peut-être un passage obligatoire à cette entreprise. Histoire que ce résidu de cyclisme par nations que sont les championnats du monde continue à exister.