Claire Lagache et Wilfrid Grossœuvre ont réalisé un tour du monde, axé sur les pratiques des sports de nature. Passionnés et pratiquants de raids multisports, ils ont découvert différentes facettes du globe, notamment en vélo (VTC et VTT de descente). Leur aventure, ils nous la font partager.
Episode 2 : tentative sur la route 18, Attapeu direction Thang Beng
« Aujourd’hui, nous en savons un peu plus sur ce qu’est la « saison des pluies » au Laos. Nous nous étions fixés un nouvel objectif. Après la traversée du plateau de Boloven à 1300 mètres d’altitude, nous voulions le contourner par le sud, sur une distance de 130 kilomètres environ, par la route 18. Cette route traverse le parc naturel de Se Pian et rejoint un village réputé pour ses élevages d’éléphants. Notre guide touristique précisait qu’il s’agissait d’une route difficilement praticable en saison des pluies pour tous types de véhicules, sans nous donner plus d’indications. Nous savions qu’il nous faudrait traverser des étendues humides et très peu habitées. C’est exactement ce que nous recherchions, un itinéraire hors des sentiers battus, loin de toute fréquentation touristique, avec un challenge physique. Avant de foncer tête baissée sur cette piste, nous faisons le tour des institutions publiques à la recherche d’informations fiables et pratiques pour ce périple. Ne sachant pas quoi trouver, nous prévoyons d’être en autonomie (eau plus vivres de « course »…) pendant trois jours.
En ville, personne n’est capable de nous renseigner ni même de comprendre notre cheminement. Alors nous décidons de nous rendre à l’office de tourisme, enfin ce qui sert ici à accueillir les touristes. Il ne faut guère plus de cinq minutes pour que l’un d’entre nous se retrouve assis à l’arrière d’une mobylette, direction le service de construction des routes de la province. Notre objectif est de récupérer une carte des environs dans une échelle exploitable afin de nous rendre compte des éventuels points qui pourraient bloquer notre progression. L’homme chargé de nous répondre revient avec un monticule de cartes roulées en vrac. Ses collègues rigolent et le voilà parti à les dérouler pour trouver celles qui correspondent à la route 18. Le résultat est maigre. Une unique carte couvre 46 kilomètres. Dixit le préposé, au 46ème kilomètre, nous serons face à une première difficulté. Une rivière à traverser, pas de pont. Pour lui, c’est la fin du voyage et fin également de la discussion. Il congédie Wilfrid. Il faut comprendre que le reste de l’itinéraire est rattaché à une province voisine. Notre homme ne connaît pas les lieux. La récolte d’infos est très maigre mais n’entame en rien notre motivation. Nous irons donc sur place afin de constater ce qu’il en est de cette route 18.
A peine 2 kilomètres à pédaler sur le goudron que nous nous retrouvons sur une piste en latérite rouge légèrement détrempée, sans grande difficulté. Nous slalomons entre les nids de poule remplis d’eau. Nos vélos changent rapidement de couleur. Une inquiétude s’immisce dans l’esprit de Wilfrid. Tous ces gravillons, toute cette poussière humide, ce n’est pas très bon pour la mécanique de nos vélos. Espérons qu’il n’y ait pas de casse. Mais l’excitation est palpable car nous sommes au milieu de rizières et le dépaysement est complet. Nous filons bon train malgré quelques arrêts pour nettoyer nos vélos, à l’aide d’une bouteille plastique découpée, trouvée en chemin. Les flaques d’eau, ce n’est pas ce qui manque en cette saison ! Avant de quitter le dernier gros village, nous avalons une soupe de nouilles, du riz gluant et un café Lao. C’est la spécialité du pays, fort, rude, âpre et tellement sucré C’est une bombe énergétique dont nous ne pourrons plus nous passer. Sitôt fait, nous repartons en direction de Ban Mai, toujours aussi motivés à passer de l’autre côté de la rivière Xé Pian.
Arrivés au 46ème kilomètre, nous recherchons le ponton. Il y a bien une zone qui pourrait faire office d’embarcadère, mais aucun bateau n’est visible et l’accès à l’eau est boueux à souhait. Des villageois nous confirment que c’est bien ici qu’il faut attendre le prochain départ. Wilfrid, ne tenant pas en place, découvre que notre embarcation est en réparation. Il s’agit de deux canoës en bois, reliés par un plancher, équipés d’un moteur afin de remonter le courant. Juste le temps de boire un alcool local offert si gentiment que notre ferry se présente à nous. Nous assurons le chargement et le déchargement de nos engins, les deux pieds dans la boue jusqu’à mi-cheville. La manœuvre est délicate. Le poids des vélos les rend difficilement manipulable et nous manquons plusieurs fois de perdre l’équilibre. La traversée est calme et l’idée de perdre notre chargement au milieu du courant est « impensable ».
Nous parvenons de l’autre côté. Une minute de traversée pour la modique somme de 0,1 euro. A peine arrivé sur la berge qu’une nouvelle difficulté se présente. Sans carte, il est difficile de savoir quelle direction prendre face à ce croisement en T. Les villageois nous indiquent, non sans confusion, à gauche. Nous décidons cette fois-ci de suivre leur conseil. Au bout de 500 mètres, nous sommes devant un nouveau bras de rivière. A notre grande surprise, un canoë traditionnel en bois est présent sur la berge. Impossible de contourner cette difficulté. Nous nous regardons avec cette interrogation « que faisons-nous maintenant ? » Wilfrid, non sans hésitation, monte dans ce canoë instable, afin de voir ce qu’il y a de l’autre côté. Un seul bâton en main en guise de pagaie et il est à la limite de basculer dans une eau noirâtre. Sur la berge d’en face, après dix minutes de progression, il croise trois chasseurs. Ils viennent de passer, sous ses yeux, un bras de rivière, à pied, le fusil en main, de l’eau au-dessus de la taille. « Alors là, ça se complique… » A nouveau réunis, nous prenons la décision de rebrousser chemin et d’attaquer par l’autre route malgré les indications des villageois. Il faut dire qu’elle est superbe cette ligne droite. La piste est dégagée et roulante comme si elle venait d’être réalisée. Nous jubilons mais cela ne dure pas… A la sortie du village, une rizière a débordé. Cela ne devrait pas être un problème pour passer. Nous avons tout de même de l’eau jusqu’à mi cuisse par endroit, sur 50 mètres de progression. Nous devons gérer le déchargement des vélos et plusieurs allers-retours entre les berges afin de ne pas mouiller les sacoches et nous voilà de l’autre côté. Ce n’est pas réellement compliqué, juste fastidieux. L’eau de la rizière est chaude. La vase dégage une odeur nauséabonde à chacun de nos pas.
La suite de notre progression pourrait s’apparenter à un enchaînement sans fin. Ce ne sont que les flaques d’eau qui nous obligent à poser pied à terre et à pousser les vélos si nous ne voulons pas rester embourbés. Nous nous exclamons à haute voix : « ce serait bien si nous pouvions rouler 30 minutes sans nous arrêter ». Aussitôt dit, aussitôt arrêtés devant un cours d’eau tumultueux. Au premier coup d’œil, il est impossible de passer, le courant est trop fort. Il y a du désarroi en nous, de la déception même, jusqu’à ce que nous dénichions une passerelle cachée dans la végétation. Elle nous permet de franchir cette rivière en étant face à une cascade de 40 mètres de large. Ce pont suspendu est mémorable. Un maillage en câble de 10 millimètres et des morceaux de bambous, tenus par du fil de fer (lorsqu’il y en a), constituent ce passage au-dessus des eaux. C’est léger et c’est 100 % lao. Cela nous rappelle le Népal… en pire ! Nous travaillons notre équilibre. Un vélo en main, un pied qui manque de riper sur un bambou qui prend la fuite cinq mètre plus bas. De l’autre côté, le scénario continue. Nous parcourons seulement 500 mètres pour devoir franchir cette fois ci une étendue de 200 mètres de long. L’eau nous arrive encore à mi-cuisse. Il est 18h00. Il va falloir faire vite si nous voulons traverser et trouver un coin pour poser la tente avant la nuit.
Sur cette piste qui monte, l’eau ruisselle. Dans la pénombre, nous distinguons une zone plate. Nous n’irons pas plus loin. D’ailleurs le chemin est obstrué. Des arbres abattus sont couchés sur le sol. Wil n’a qu’une question en tête. « Pourquoi ? Est-ce une mise en garde contre une zone minée ? »
Il pleuvra toute la nuit, sans discontinuer. C’est la mousson… Au petit matin, un choix s’impose, continuer ou rebrousser chemin. L’heure est au bilan. La majeure partie de nos affaires sont trempées. Un ruisseau coule à présent à travers notre tente. C’est une indication qui nous ramène à une cruelle réalité. Le niveau des eaux risque fort d’avoir monté. Hier nous avions progressé de 15 kilomètres en quatre heures. A cela s’ajoute le constat que nous ne savons pas si nous sommes sur le bon itinéraire. Dur de s’orienter avec juste une boussole et une carte approximative sans échelle. Notre décision est prise. Nous rebrousserons chemin pour ne pas nous retrouver bloqués entre deux « fleuves » infranchissables… La piste rouge est cette fois-ci détrempée, à la limite d’être boueuse. Nous repassons un à un les bras de rivières et rizières inondées de la veille, qui ont grossi de manière significative pendant la nuit. C’est un même scénario qui se rejoue devant nos yeux fatigués. Nous commençons à être rodés. Nous sommes plus rapides et surtout nous n’avons plus besoin de sonder la profondeur !
Sur les derniers kilomètres, à 15 km/h de moyenne, les éclaboussures de latérite volent. Nous sommes rouges, recouverts d’une fine pellicule de terre. Les paysans rigolent en nous voyant. Ils s’interrogent et nous regardent avec surprise. Encore quelques kilomètres et nous rejoignons Atapeu. Une douche s’impose ainsi qu’un gros nettoyage du matériel afin d’attaquer la Route 18 en sens inverse… Voilà ce que peut donner une saison des pluies au Laos. Que du bonheur… ! »
Claire Lagache