« Le Tour avait besoin de Blondin, Blondin avait besoin du Tour, c’était un échange complémentaire », raconte Jacques Augendre, qui partageait son quotidien à bord de la voiture de L’Equipe. Formidable géniteur de la littérature sportive, Antoine Blondin a raconté le Tour, entre 1954 et 1982, comme personne ne le fera plus jamais. Un jour sur deux, nous partageons avec vous les chroniques savoureuses du voyageur de la voiture 101.
Paris, 21 juillet 1975 – Mythologiquement, les Champs-Elysées sont réputés constituer le lieu de déambulation favori des morts. Eh bien, nous pouvons dire que ceux que nous avons admirés, hier, entre l’Arc de Triomphe et celui du Carrousel se portaient bien. Ces morts, confirmant le diction fameux, allaient vite. Et l’on ne saurait discerner très exactement qui de Paris ou du Tour de France, qui de la course ou du décor qu’elle s’était donné, valorisait l’autre. Le spectacle était admirable, qui peuplait une ville sous l’opulence des frondaisons, une ville qu’on a connue, à pareille époque, désertique au pied de l’obélisque. Le président Valéry Giscard d’Estaing aura pu, en voisin et en connaisseur, apprécier ce qu’on pourrait appeler le changement de vitesse dans la continuité de l’allure.
Quel chef d’Etat, quelle vedette, mobilisera jamais un tel concours de population ? Je me rappelle qu’enfant en ces mêmes lieux, j’étais allé applaudir Jules Ladoumègue qui avait été invité à courir en solitaire, depuis la porte Maillot jusqu’à la place de la Concorde, dans l’uniforme immaculé des individuels, au lendemain de sa disqualification. Maurice Chevalier et Georges Carpentier lui faisaient escorte dans une voiture découverte, cautionnant cette trajectoire qui possédait quelque chose d’angélique.
Nulle auréole de martyr, nulle opprobre, nul remords ne planait dimanche sur la célébration sportive. La parole était à la seule ferveur et au faste. Un départ donné par un ministre de l’Intérieur – et pas avec un revolver, s’il vous plaît –, un premier passage assuré à une vitesse vertigineuse par les deux personnages prépondérants de l’épreuve, Eddy Merckx dans son maillot de champion du monde et Bernard Thévenet dans sa tunique jaune ; à l’horizon, Jeanne d’Arc chevauchant pour l’éternité dans son maillot d’or sur la place des Pyramides et les mâchoires béantes du Palais du Louvre ; à proximité, l’ombre discrète de celui de l’Elysée, mais combien vigilante, avec son ourlet interminable de forces de l’ordre en chemisettes bleues ; et nous, à la fois côté Tour et côté Cardin, dans l’espace du même nom, griffonnant nos petits feuillets… Bref, tout composait une cérémonie un peu insolite mais qui ne laissait pas d’affirmer que la Grande Boucle peut considérer, avec juste raison, qu’elle peut désormais être chez elle partout.
Il semblera que, jusqu’au dernier moment, Thévenet se soit méfié de Merckx et que ce dernier se soit ingénié par sa fabuleuse prodigalité dans l’effort à lui donner le frisson jusqu’à l’arrivée. Cela nous valut quelques grands instants de frénésie qui auront récompensé les spectateurs de leur assiduité. Il faudrait être d’une mauvaise foi insigne pour oser prétendre que cette étape prestigieuse, d’un formalisme absolu, n’a été qu’une formalité. La fin, lorsqu’elle atteint à ce genre de sommet, justifie les moyennes.
Antoine Blondin