L’écrémage
Mise au point dans les années 90 par les Banesto de Miguel Indurain, cette stratégie a vraisemblablement connu son paroxysme sous les ères US Postal et Sky, bien qu’elle soit encore largement utilisée aujourd’hui. Stratégie de l’ennui et du contrôle exacerbé, elle est aussi la plus sûre pour assurer le statu quo. Mais encore faut-il posséder des équipiers suffisamment forts pour être capables de la mettre en œuvre.
Si vous lisez cet article, vous assistez peut-être à l’une de ces mornes montées où l’écrémage est appliqué. Sinon, vous n’avez pas dû y échapper lors des dernières Grandes Boucles. Mais puisqu’il s’agit d’un papier didactique, passons à l’explication. L’écrémage peut être mis en place durant une distance variable, de l’entièreté de l’étape à la simple ascension finale.
L’armada Sky en 2012 | © Sky Procycling Team
Dans le premier cas, l’équipe doit posséder un gros rouleur, un type qui sache enchaîner les bornes sans broncher, disposant de quelques talents de grimpeur. Cet homme va ainsi franchir les premières difficultés de la journée en imprimant le rythme du peloton, avant que les choses ne s’accélèrent et qu’il ne se laisse décrocher, vidé de ses forces. Vient ensuite l’heure du véritable train, au fonctionnement relativement similaire qu’au sprint, à quelques détails près.
Tout d’abord, sa longévité doit évidemment être nettement accrue par rapport à un final d’étape parcouru à 60 km/h. Dans l’hypothèse où cet édifice entame son travail au pied de l’ultime col de la journée, chaque élément doit imprimer un tempo élevé pendant 2-3 kilomètres, avant d’être enfin admis à s’écarter. De coureur en coureur, le rythme s’accélère et les relais diminuent, de sorte à ne laisser aucune opportunité d’attaque aux purs grimpeurs. Blottis dans l’aspiration des meneurs, ils ne voudraient surtout pas risquer de mettre le nez dehors, de peur de connaître immédiatement l’impitoyable effet boomerang : échappé – rattrapé – lâché.
La fin du processus diffère selon sa finalité. S’il s’agit simplement de protéger le maillot du leader, son lieutenant roulera jusqu’à la ligne d’arrivée, ne cédant aux attaques que dans les derniers hectomètres, seul espace de libre bataille. En revanche, si l’objectif de la journée est la conquête d’un bouquet ou du haut du classement, la cage des fauves va s’ouvrir plutôt, au terme d’un travail de sape de haute intensité. Débarrassé de tous les équipiers de ses rivaux, l’homme fort de la formation va ainsi pouvoir profiter de leur isolement pour les tester sans le moindre filet de sécurité.
Les Tours de l’hégémonique Sky illustrent parfaitement ces deux buts. D’abord Christopher Froome assénait un grand coup de massue à ses adversaires lors de la première étape de montagne (Ax-3-Domaines 2013, La Pierre-Saint-Martin 2015, Bagnères de Luchon 2016), puis son rouleur-compresseur d’équipe contrôlait ensuite pendant le reste de la course. Une classique.
L’offensive collective
Plus rare et plus complexe, cette stratégie consiste métaphoriquement à « mettre le feu » sur la course. Andy Schleck peut parfaitement vous en parler, lui qui avait fait trembler Cadel Evans sur la route du Galibier, en 2011. Auteur d’une puissante attaque dans le col d’Izoard, le luxembourgeois rattrapait rapidement l’échappée du jour où l’attendait son équipier Maxime Moreau, tandis que son frère, Franck, contrôlait tranquillement les velléités de ses rivaux dans le groupe des favoris. Son époustouflante épopée l’envoya à la seconde place du classement général, au bénéfice des deux minutes d’avance comptées à l’arrivée.
Cet exemple illustre parfaitement le concept. Lorsqu’un leader se retrouve quelque peu en marge du classement général en raison de pertes de temps passées, son salut ne peut passer que par le collectif. Il se doit d’impliquer l’ensemble de ses gregaris pour tenter de renverser la table, et sauver sa course. A l’aide de ses précieux guérilleros, il lui faut insuffler la zizanie dans la société du peloton, casser tous ses codes et provoquer l’anarchie.
Une entame d’épreuve dynamique est ainsi sa première nécessité. S’il ne doit pas prendre la poudre d’escampette dès les premiers instants de la journée, il lui faut toutefois essayer de piéger quelques équipiers de ses rivaux, ou, à minima, placer les siens dans l’échappée matinale. Ceux-ci pourront ensuite servir de relais lors d’une future offensive. Et concernant le premier cas, l’étape d’Aramon Formigal sur la Vuelta 2016 est évidemment l’illustration idéale. En créant une échappée de costauds dès le 6e kilomètre, Alberto Contador et Nairo Quintana étaient parvenu à se débarrasser de Froome, lui-même privé de tous ses équipiers (qui termineront tous l’étape hors délais avant d’être repêchés).
Nairo Quintana et Alberto Contador alliés pour distancer Christopher Froome sur la route de Formigal, en 2016 | © La Vuelta
Lorsque l’attaque du leader survient ensuite, à une distance respectable de l’arrivée, la présence de relais à l’avant lui est d’une précieuse aide. Dans les parties de vallées ou de plaine, ils limitent son débours sur un peloton où subsistent une poignée d’équipiers. Lâché comme un fauve dans la dernière montée, le héros du jour n’a alors « plus » qu’à faire la démonstration de ses talents de grimpeur pour maximiser son gain de temps, et rêver, parfois, de la tunique de leader. Sur le podium, ses honneurs ne seront pas que matériels, mais bien populaires. En agissant en brave, il aura conquis le cœur des foules, et récompensé de la meilleure manière possible le labeur de ses équipiers.
L’échappée – fleuve
Lorsque les jours de course défilent et la fatigue s’accumule, le peloton aime s’accorder quelques étapes de « congés », abandonnant volontairement le gain de l’étape au meilleur des baroudeurs / grimpeurs. Il laisse ainsi s’enfuir une échappée massive, composée de nombreux coureurs désireux de tenter leur chance. Dans un tel groupe figure généralement la majorité des formations, dont la plupart sont même doublement, voire triplement représentées. Celles-ci peuvent dès lors envisager une stratégie d’équipe au sein même de l’échappée.
Dès lors, se crée une course dans la course. Abandonnant un peloton roupillant, l’échappée collabore gentiment avant que l’entente ne se crispe au fur et à mesure que l’enjeu monte. Loterie de la plaine ou rapport de force de l’altitude, cette bataille est souvent palpitante, tenant le spectateur en haleine jusqu’au dénouement. Sans grandes équipes ni grands leaders, elle produit un scénario rare dans d’autres circonstances de course, une sorte de chacun pour soi particulièrement plaisant. Alliance et trahisons sont souvent au rendez-vous, entre fuyards parmi les fuyards qui finissent par s’attaquer eux-mêmes. Et quelque soit la manière dont il a acquis le bouquet de la journée, le vainqueur est généralement méritant.Le dessin de l’échappée fleuve de la 7e étape du Tour de France 2021 | © Capture d’écran France 2
Toutefois, si j’ai parlé de journée « congé » pour le peloton, le dessin d’une échappée fleuve s’y oppose diamétralement. Soumise à des multiples critères de composition, cette dernière est systématiquement le produit d’une longue lutte à son intégration, entre coureurs frustrés de ne pas s’y trouver et outsiders dangereux y figurant. Ainsi, les interminables successions d’attaques ou les retours de la meute sont légion dans ces phases de course, faisant durer le processus pendant des dizaines de kilomètres. Pour la conclure, seul le « rideau » est efficace : lassée du rythme infernal de cette entame d’étape, l’équipe du leader finit par se poster latéralement à l’avant du peloton, bouchant la chaussée et ralentissant, histoire de laisser définitivement partir l’échappée. La seconde course de la journée commence alors.
Par Jean-Guillaume Langrognet