Cette semaine, Vélo 101 rend hommage à Michel Crepel en remettant en avant quelques-uns des fabuleux écrits d’un passionné qui nous a quittés trop vite.
Tour de France 1971 : Orcières-Merlette et le duel Merckx-Ocaña
L’atmosphère s’annonce maussade en ce printemps 1971. Cette morosité apparente et palpable rejaillit sur toute la corporation cycliste et engendre un ras-le-bol certain et unanime mais inextricable de la part des suiveurs, coureurs et sponsors. Ce malaise, né de l’outrageante domination d’Eddy Merckx, soumet le peloton dans sa totalité à s’interroger sur les motivations d’exercer et de poursuivre un métier devenu des plus aléatoires. En outre, jamais hégémonie n’aura autant infecté et chloroformé un sport, quel qu’il soit, que celle exercée par Merckx depuis alors quatre saisons. Il est vrai également que rarement auparavant un athlète avait autant éclaboussé de sa classe toutes les disciplines de sa corporation. Le bel ordonnancement, pure tradition du milieu cycliste, s’en trouve de ce fait malmené voire perturbé au grand dam d’organisateurs et parraineurs désargentés.
Le vélo, sous la férule du seul Eddy Merckx, agace et suscite chez les investisseurs des formations professionnelles valse-hésitation à s’engager et rejet profond à épouser une cause perdue d’avance. Les organisateurs, dont la trésorerie n’est pas des plus florissantes, privilégient évidemment la présence de l’ogre brabançon au sein de leur épreuve, ce qui atrophie d’autant les émoluments de la concurrence. Toutes ces vicissitudes génèrent un malaise que seule l’émergence soudaine d’un empêcheur de tourner en rond, espèce de messie ponctuel, pourrait a priori dissiper. Le peloton, affligé et un brin démobilisé, serait à blâmer si d’aventure il se confondait en victime servile et avilie. Mais tel n’est pas le cas, bien au contraire. La patience à ses limites et le visionnage de la campagne printanière du Cannibale, si elle berce ce dernier dans une douce et suave euphorie, mortifie à l’inverse un peu plus encore les saute-ruisseaux habités pourtant de nouvelles et ambitieuses résolutions à l’aube de cette saison 1971.
Après un hiver studieux passé à écumer les vélodromes avec la réussite qui lui sied en toute circonstance, Eddy Merckx s’accorde une indigestion de succès, tous plus hétéroclites les uns que les autres. Il s’offre en effet toutes les épreuves par étapes auxquelles il participe, à savoir le Tour de Sardaigne, Paris Nice, le Tour de Belgique, le Critérium des Grimpeurs, le Dauphiné Libéré et le Midi Libre. En outre, il agrémente joliment et de fort belle manière celles-ci en s’adjugeant Milan-San Remo, le Het Volk, Liège-Bastogne-Liège et l’ancêtre du Grand Prix de Francfort. Enfin, une semaine avant le départ de la kermesse de juillet, il s’en va fourbir ses armes pour une ultime mise en jambes à Camaiore, en Italie, dont il rafle le Grand Prix. Pas de quoi réjouir outre mesure les adversaires du Wallon, qui se pressent déjà aux abords du port fluvial de l’Ill de Mulhouse.
Un homme, pourtant, ne participe ni ne s’associe aux allégations ambiantes prédisant un Tour des plus insipides, cadenassé et régenté comme de coutume par la poigne implacable et intraitable d’Eddy Merckx. Le truculent Raphaël Geminiani n’a, de nature, jamais épousé les thèses selon lesquelles tout serait joué à l’avance. De par son expérience incomparable, le Grand Fusil, fraîchement émoulu directeur sportif de la formation du Vicomte Hoover, subodore posséder l’arme fatale capable d’anéantir les ambitieux et légitimes desseins du Belge. Le fils prodigue, du mécène et philanthropique Jean De Gribaldy, Joaquim Agostinho, Portugais de son état, apparaît en effet mûr pour les joutes les plus drastiques. Tino, hier sous l’égide de Louis Caput, semble avoir enfin franchi le cap du discernement qui le lésait inexorablement. Le puissant Aurochs Lusitanien, comme aimait à le dépeindre Pierre Chany, a appris la rigueur et la sérénité et ne se disperse plus en vaines randonnées suicidaires. Le toujours facétieux Geminiani estime donc que son poulain, nanti de l’aide circonstancielle de Joop Zoetemelk le pugnace Batave, Luis Ocaña le fier hidalgo et du joyau de la fratrie Petterson, Gosta, peut raisonnablement, avec un brin de réussite néanmoins, envisager pouvoir endiguer le tsunami Molteni. Moult considérations et maintes conditions doivent être réunies, toutefois, pour parvenir à la seule ébauche d’une hypothétique espérance.
Comme de coutume, Eddy Merckx se retrouve ceint du maillot jaune au pied de la première difficulté de cette Grande Boucle 1971. Sa position en tête de la course est des plus ambivalentes néanmoins. D’une part elle pourrait apparaître confortable pour un Cannibale habituellement catalogué de prédateur insatiable mais de l’autre elle s’avérerait précaire si, par hasard, l’ogre bruxellois venait à connaître une indigestion carabinée due à sa légendaire boulimie. L’ascension du volcan d’Auvergne est un hors d’œuvre des plus copieux et tel un authentique baromètre celui-ci permettra, plus que les discours circonstanciels, d’évaluer plus que succinctement les forces en présence. La victoire au sommet du Puy de Dôme de Luis Ocaña, après une montée régulière et maîtrisée à la perfection, laisse présager des lendemains chagrins pour les adversaires de l’Espagnol.
Eddy Merckx en personne, 4ème derrière Zoetemelk et Agostinho, inspire un léger flou et un doute tendancieux quant à sa forme du moment. La dixième étape Saint-Etienne-Grenoble par les cols de Grand Bois, Cucheron et Porte n’infléchira pas l’impression de suffisance émanant du Belge, malgré l’orage déclenché par ses adversaires. Le succès de Bernard Thévenet à Grenoble passerait pour anecdotique si les suivants immédiats du Bourguignon n’avaient pas pour nom Zoetemelk, Petterson et Ocaña. Or si l’on adjoint ceux de Van Impe et Guimard, arrivés dans la même minute, on n’aperçoit nulle trace du Cannibale à l’avant de la course. Finalement, Eddy Merckx, apparemment serein et pas plus soucieux que cela, franchira la ligne plus de 1’30 » après le héros du jour mais surtout il cédera pour une minute sa tunique jaune fétiche au Batave de Germiny-l’Evêque. Cette passation de pouvoir, même factice, n’a évidemment laissé personne indifférent et les commérages nés de l’impression énigmatique laissée par le Belge depuis trois jours vont bon train. A la veille d’aborder une étape stratégique, à défaut d’être dantesque, qui mènera le peloton à l’inédite arrivée d’Orcières-Merlette, les stratagèmes les plus pertinents mais aussi les plus sulfureux sont échafaudés par les journalistes, suiveurs et inconditionnels de tous poils. Les têtes pensantes de l’organisation, quant à elles, s’enthousiasment sans vergogne et se prennent à rêver d’une mutinerie en règle suivie d’un coup d’état flamboyant. En outre, l’affluence grandissante de badauds aux bords des routes, depuis le Puy de Dôme, conforte tout ce beau monde dans la véracité de leur utopique prémonition. Reste, néanmoins, à dénicher l’homme de la situation et cela n’est pas la moindre des interrogations. Ne terrasse pas le Cannibale, même chancelant, qui veut.
Les adversaires du Belge sont peu nombreux, certes, mais diablement remontés et affûtés. Luis Ocaña, l’Espagnol de Mont-de-Marsan, par exemple, affiche une condition physique optimale et exemplaire et un moral de matador prêt à pénétrer dans l’arène. La veille, c’est lui et lui seul, qui a désarçonné pour le compte le Maillot Jaune en emmenant continuellement le groupe de tête à un train d’enfer. Tino, le colosse de Silveira Torres Vedras, harangué par un Geminiani des grands jours est de nature à pulvériser l’adversaire par ses coups de boutoirs de bûcheron assénés avec une violence inouïe. Le Néerlandais volant, trop souvent dans l’expectative vis-à-vis de ses intentions peut, à tout moment, retrouver ses prérogatives d’attaquant-né. Enfin, le lilliputien belge, prodige des cimes, escaladeur ailé et fils spirituel des Bahamontès et Gaul savoure déjà, l’honneur qui lui est fait, de se retrouver en si éloquente compagnie.
Dès les premières pentes de la côte de Laffrey, Agostinho s’arrache au bitume tel un rouleau compresseur, suivi comme son ombre par l’esthétique silhouette d’Ocaña. Van Impe et Zoetemelk se joignent bientôt au duo péninsulaire. Les quatre hommes provoquent une hémorragie béante. Derrière, Merckx flanqué de Gosta Petterson se montre incapable de colmater l’avarie. Pour la première fois de sa carrière, le Belge est dominé et contraint à la défensive. A l’avant, Luis Ocaña apparaît le plus souvent dans le rôle du chef d’orchestre, enroulant un braquet raisonnable. Ses jambes tombent comme des bielles, avec la souplesse féline de l’homme en forme. L’onctuosité de la pédalée et l’arrondi de son torse au-dessus du cadre laissent augurer un Castillan en état de grâce. Dans l’ascension du Noyer, comme subodoré, l’Espagnol fausse compagnie à ses trois compagnons de galère, sans heurts ni efforts vains. En souplesse, il se dresse sur les pédales puis s’envole virevoltant et aérien. Alors que le soleil est maintenant à son zénith, que l’atmosphère devient de plus en plus irrespirable, que la lassitude ajoutée à la fatigue rôde insidieuse et perverse, Luis Ocaña, le fier, l’orgueilleux, poursuit dans un concert de rage et de générosité mêlée sa chevauchée fantastique.
Très loin derrière, Merckx tente de rameuter ses troupes afin d’inverser un processus bien mal engagé. Seuls Wagtmans, le descendeur fou, et Huysmans répondent présents. Trop peu pour espérer ne serait-ce que limiter les dégâts. Alors notre Cannibale se fourvoie en conciliabules de circonstance dans le but de s’attacher une aide de fortune. En pure perte, toutefois, le peloton est tout excepté amnésique. Un moment déconcerté et profondément dépité, il projette subrepticement de tout laisser choir. C’est une véritable curée dans tout ce qu’elle génère de solitude et de cruauté. La foule exulte et vocifère en fonction de l’apparition des élus de leur cœur. Le dos voûté, dodelinant à l’excès, l’œil hagard et vitreux de la bête traquée, scrutant chaque mètre de cette pente interminable, Eddy Merckx progresse péniblement mais vaillamment. Malgré le combat inégal engagé, le Belge plie mais ne rompt pas. Harcelé de toute part, les rancœurs passées ressurgissent et le peloton lui adresse, sans aucune once de complaisance, la facture. Pulvérisé, ridiculisé, humilié durant quatre longues saisons, celui-ci saisit in extenso la chance inouïe, inimaginable même il y a trois jours encore, qui lui est donné de faire payer au despote toutes les meurtrissures du passé. Soyez certains que les adversaires du Bruxellois s’en donnent à cœur joie.
Le courage et la volonté dont fait preuve Eddy Merckx lors de ce lynchage improvisé est tout simplement extraordinaire voire sublime. Jamais ô grand jamais nul autre que lui n’aurait supporté pour ensuite tenter d’aseptiser autant d’adversité simultanée. Cette coalition d’opposants résolument hostiles attachée à sa perte perdurera 80 bornes durant, la distance séparant encore le Cannibale de la ligne d’arrivée salvatrice. L’écart, véritable océan d’un espace-temps sidérant et dérisoire à la fois, fluctuera longtemps avec les huit minutes. Pendant ce temps le nouveau Picador est en train de s’ériger au rang des plus grands voltigeurs des cimes tels Coppi, Bartali, Bahamontès ou Gaul avant lui. Sa sérénité et le port altier, malgré l’effort et la souffrance endurée, dénotent une fraîcheur, une confiance en soi tout à fait extraordinaire. Il arpente le macadam avec aisance et grâce et son ascension vers Orcières-Merlette, terme de cette onzième étape, est un modèle de maîtrise et de panache. L’abnégation qu’il enfante pour distancer définitivement Eddy Merckx transpire par tous les pores de son être. Derrière, enfin à plus de cinq minutes, Lucien Van Impe, irréel funambule des pourcentages, limite le saignement profond mais nullement rédhibitoire, néanmoins, pour espérer un podium à Paris. Les autres, tous les autres, sont repris et engloutis par le Cannibale, qui poursuit crânement son opération colmatage. Le Belge, isolé comme jamais, s’escrime comme un forcené à stabiliser l’énorme écart qui le sépare de l’Espagnol de Mont-de-Marsan. Dans Orcières, la locomotive belge hisse littéralement vers le sommet une dizaine de wagons dont Zoetemelk, Thévenet, Tino, Guimard et les Petterson. Pas un relais ne lui sera accordé, mais pas un seul moment, non plus, il ne le leur aura quémandé. C’est seul, au terme d’un héroïque et superbe exploit, que le Brabançon parviendra à maintenir l’écart jusqu’à la banderole. Personne n’osera alors lui disputer la troisième place de l’étape. Le respect et l’admiration demeuraient à cette époque-là, contre vents et marées, l’apanage d’un peloton même avili. Mais plus pour très longtemps.
Le Grand Fusil, jamais avare de déclarations, surtout lorsqu’il s’agit d’exploit d’anthologie, résumera avec la justesse qui le caractérise cette journée : « des échappées comme celle d’Ocaña aujourd’hui, on n’en a pas souvent vues sur le Tour ! Mais je me demande si ce que Merckx a réalisé derrière, avec tous les gars dans sa roue, n’est pas plus formidable encore ! » Luis Ocaña, dans un final époustouflant de hargne et de virtuosité, ovationné comme jamais par une foule éberluée en délire, franchit enfin la ligne bienfaitrice. Il faudra alors patienter pas loin de six minutes pour apercevoir Lucien Van Impe, toujours aussi chaloupé sur sa monture, et un peu plus de huit pour entrevoir le galérien bruxellois, profil bas, dépité mais nullement résigné, s’échiner pour avaler les derniers hectomètres de sa journée la plus éprouvante. Au soir de cette étape dantesque à plus d’un titre, le Castillan trône désormais en jaune plus de huit minutes devant tous les favoris déclarés. Un écart stratosphérique lorsque l’on connaît les excellentes facultés d’Ocaña dans la montagne, bien entendu, mais aussi lors des contre-la-montre.
Le Tour 71 s’est pour ainsi dire achevé à Orcières-Merlette un 8 juillet 1971 avant même le franchissement des Pyrénées. Rarement scénario n’aura été aussi imprévisible que fulgurant. La présence du Cannibale n’autorisait ni ne réservait jusqu’alors aucune part à l’irrationnelle et pourtant l’insoupçonnable, l’invraisemblable s’est produit un jour d’été à l’aube de la décennie 70. Monstre d’orgueil, prédateur pugnace et acariâtre, Eddy Merckx blessé et humilié se rendra-t-il s’en combattre. Acceptera-t-il sans rechigner, lui le suzerain, la domination et l’outrecuidance d’un vassal fut-ce-t-il de la trempe d’un hidalgo obtus et teigneux comme lui ? L’impétueux face au présomptueux, une bataille a été remportée de haute lutte et avec classe et brio par ce dernier, mais la guerre ?
Michel Crepel