Un jour sur deux, Daniel Mangeas, l’inimitable voix du Tour, nous confie ses mémoires de speaker, lui qui fut témoin pendant quarante ans de toutes les arrivées d’étapes du Tour de France. Il tirera sa révérence au terme de la 101ème édition le 27 juillet.
« En 1974, le Tour de France part de Brest. Albert Bouvet m’y fait venir. J’ai 24 ans. Ce n’est à l’époque pas le décorum d’aujourd’hui, c’est nettement moins gigantesque. J’ai pour mission de commenter les départs des contre-la-montre. C’est la première fois que je vois Eddy Merckx, qui va s’adjuger le prologue, la première fois que j’entends le murmure de la foule qui accompagne ses coups de pédales lorsqu’il s’échauffe. Et pour mon premier Tour de France, je vais vivre des moments très forts.
Ça commence dès la première étape qui s’achève à Saint-Pol-de-Léon. Ercole Gualazzini gagne l’étape et reçoit en guise de bouquet des artichauts bretons. Les éleveurs de porcs sont alors en colère et distribuent des petits cochons. A l’époque, je suis le seul à disposer d’une voiture climatisée, une Chevrolet. Soudain, alors que nous sommes en route avec mon pilote, nous entendons un bruit pas possible en provenance du coffre – on ne fermait pas les voitures à clé – et découvrons avec surprise deux petits cochons de lait. Nous les avons relâchés en pleine campagne, j’imagine qu’un agriculteur a dû être heureux de les accueillir.
Deux semaines plus tard, c’est le 14 juillet. Nous sommes à La Seu d’Urgell, en Espagne, en route pour le Pla d’Adet. Albert Bouvet, qui est directeur de course sur la moto, monte soudain à ma hauteur. Il fait signe à mon pilote d’ouvrir sa vitre et lui lance : « il faut que tu emmènes Daniel au Pla d’Adet commenter l’arrivée ! » De là, il passe de mon côté et m’explique : « je viens de voir Jacques Goddet et Félix Lévitan. Pierre Shori (NDLR : le speaker du Tour) est tombé en panne de voiture, la courroie de ventilateur a pété, il faut que tu ailles commenter l’arrivée ! » Ouhlala, me voilà à faire de la tachycardie émotionnelle. Mon cœur s’accélère violemment !
Je stresse beaucoup mais je n’ai surtout pas le temps de préparer quoi que ce soit. Alors je vais improviser en regardant les images diffusées sur la télé posée sur une petite table de camping, et c’est ainsi que je vais commenter ma première arrivée du Tour de France. Moi qui suis perfectionniste, je ne suis jamais satisfait, mais ce jour-là j’ai réalisé quelque chose de très fort. J’ai surtout réalisé mon rêve de gamin en commentant mon étape du Tour de France. 800 autres suivront mais celle-là gardera un parfum particulier.
Au Pla d’Adet, un 14 juillet, c’est Raymond Poulidor qui s’impose. Il bat Luis Ocaña, Eddy Merckx et tous les autres. Quelle journée ! Le mercredi 23 juillet prochain, nous allons nous retrouver avec Raymond Poulidor à Saint-Lary Pla d’Adet. Quarante ans après. Mais le souvenir est resté bien présent. On a l’impression que c’était hier.
Après l’étape, Jacques Goddet et Félix Lévitan sont allés trouver Albert Bouvet. « Ce jeune, lui ont-ils dit, il a une voix particulière, c’est lui qu’il nous faudra pour commenter le Tour de France à l’avenir. » Je n’aurai pas l’occasion de commenter d’autres étapes sur cette édition 1974 mais le jeune homme que je suis vient de vivre un moment exceptionnel. Je resterai adjoint en 1975 avant de devenir le speaker du Tour de France à partir de 1976. »
Daniel Mangeas