Professionnel entre 1999 et 2006, 3ème du Tour de Suisse 2002, Nicolas Fritsch est aujourd’hui conseiller auprès de l’agent Clément Gourdin. Tous les quinze jours, il nous apporte son point de vue sur l’actualité cycliste.
« Vous avez certainement constaté l’apparition furtive de diverses données chiffrées dans le coin de votre écran lors des dernières retransmissions de courses cyclistes. Pour être plus précis, ces données affichées en temps réel concernaient les fréquences cardiaques, vitesses, puissances, cadences de pédalage, et accélérations ou décélérations de différents coureurs durant les étapes.
Cette initiative vient de Velon, une organisation qui regroupe dix des dix-huit équipes du WorldTour et qui se fait fort de parvenir à développer un nouveau business model dans le cyclisme. Une sorte de contre poids à l’UCI et à ASO offrant la part belle aux équipes. Cela passe par une meilleure communication, une image plus moderne, mais le but ultime, et pas caché, n’en reste pas moins de gagner de l’argent, et notamment via les fameux droits télévisés.
La mutualisation des moyens est souvent une bonne chose, elle donne plus de pouvoir et contribue à créer une identité plus forte et plus lisible. Nous ne sommes toutefois pas là pour parler du bien-fondé de Velon, ce serait un autre débat, mais plus simplement pour évoquer l’utilisation publique et médiatique de données jusqu’alors plutôt tenues secrètes, en particulier la fréquence cardiaque et la puissance. J’avoue y être fortement favorable, à une réserve près, et ce pour deux raisons principales : la modernité et la transparence.
La réserve que j’émets concerne la fréquence cardiaque car je considère sa divulgation comme intrusive. Les puissances, cadences, et fréquences de pédalage sont des données « mécaniques », là où la fréquence cardiaque est « médicale ». Il est évident qu’afficher les fréquences cardiaques peut potentiellement influencer les tactiques de course grâce aux écrans dont sont munies depuis bien longtemps les voitures des directeurs sportifs. J’irai même au-delà : il est clairement réaliste d’imaginer un spécialiste du traitement de données récolter toutes les informations disponibles et les intégrer à une base qui s’enrichirait en permanence jusqu’à devenir gigantesque. Une fréquence cardiaque apparaissant à l’écran pourrait ainsi être immédiatement analysée afin de savoir dans quelle zone d’intensité se situe le coureur en question, et permettrait à ce spécialiste de transmettre en temps réel l’information au directeur sportif, qui en ferait de même à ses coureurs, et qui saurait assurément comment l’utiliser à bon escient en fonction de la situation.
On touche là au cœur même de la course. Il ne s’agit pas d’une simple donnée destinée au téléspectateur dans son canapé. Il m’apparaît donc indispensable d’identifier les conséquences potentielles et d’autoriser ou non, mais en toute connaissance de cause, son utilisation.
Pour le reste, il me semble qu’il faudrait aller encore bien plus loin qu’un petit encart intermittent dans le coin de la télé ! Ce n’est certes que le début, mais j’espère qu’un usage plus pointu en sera rapidement fait. Ces données sont en effet potentiellement très intéressantes, mais pas toujours très lisibles ni significatives en fonction du terrain et du moment où elles apparaissent. Voir à l’écran qu’un coureur développe 800 watts sur 2 secondes dans une relance n’a absolument aucun intérêt sinon celui d’alimenter les fantasmes. Il faut un minimum de stabilité et de comparaison pour en tirer toute la pertinence.
Aussi pourquoi ne pas offrir la possibilité, optionnelle (voire payante car il y a une évidente demande), d’accéder en permanence à l’ensemble de ces données dans un encart ou sur une chaîne dédiée ? Les chiffres ne sont que ce que l’on en fait, et cela impliquerait probablement la création de postes dédiés, que ce soit pour déterminer ce qu’il est pertinent d’afficher ou non et à quel moment, mais également pour analyser, interpréter et commenter ces données afin de les rendre intelligibles pour les téléspectateurs. Ces derniers pourraient alors prendre conscience du fait que développer plus de puissance ne signifie pas nécessairement aller plus vite, en côte évidemment et à cause du poids, mais également sur le plat pour des raisons aérodynamiques. Je serais moi-même curieux de pouvoir visualiser et comparer les puissances développées lors d’un sprint par Caleb Ewan ou Nacer Bouhanni face à Marcel Kittel ou André Greipel !
Le cyclisme gagnerait ainsi assurément en modernisme avec une utilisation plus généralisée des données que la technologie permet aujourd’hui de tirer de notre sport. Et il me semble que cela permettrait à la fois de toucher un public nouveau pour qui vélo rimait jusqu’alors avec prolo (n’y voyez rien de péjoratif !), mais également d’autres sponsors potentiels, moins traditionnels et plus technologiques que ceux habituellement associés au cyclisme. On ne peut que constater l’explosion du chiffre d’affaires des sociétés basées sur les nouvelles technologies et sur les datas. Il serait donc fort dommage de se priver d’un beau moyen de les intéresser à un sport qui ne peut se permettre de ne pas évoluer mais qui reste le meilleur vecteur d’image et de notoriété, atout non négligeable pour des entreprises dont l’activité est souvent peu connue et/ou mal perçue. Le cyclisme a cette chance incroyable de toucher toutes les populations, il est traditionnel et populaire de par son histoire et sa nature, mais il sait aussi être moderne et technologique et ainsi attirer à lui jusqu’à la finance londonienne et la Silicon Valley.
Autre intérêt que j’ai évoqué : la transparence. Après tout, il ne s’agit pas de lever le voile sur une facette du cyclisme qui devrait rester interne. Non, il s’agit tout simplement de rendre accessible des données officielles et précises que beaucoup cherchent à calculer officieusement avec de grosses incertitudes de mesures et alimentant par là même les rumeurs et les suspicions. Nous éviterions ainsi les fantasmes et les commentaires nés d’un excès d’émotion et de calculs à la volée : les chiffres, eux, ne mentent pas ! Quant au dopage mécanique, on aurait là un bel outil dissuasif pour qui voudrait tricher, car la puissance devant être corrélée à la vitesse, il ne serait évidemment pas (plus ?) possible d’accélérer violemment sans augmentation en conséquence de la puissance développée. Comment justifier une faible puissance et une ascension rapide ? Une attaque et une puissance stable ?
Je vois également un autre intérêt à une plus grande transparence dans l’utilisation des données, mais à l’entraînement cette fois. En effet, et contrairement à Cédric Vasseur qui s’était exprimé sur Strava l’an passé à l’antenne, de mémoire au cours de Gand-Wevelgem, je suis persuadé que le cyclisme y gagnerait. Cela renforcerait les liens de proximité entre les champions et leurs fans qui se sentiraient ainsi impliqués au quotidien, tout en les rendant encore plus admiratifs et respectueux au regard des énormes charges de travail qu’implique le cyclisme professionnel. Cette « familiarité » contribuerait à installer une plus grande confiance et personne ne pourrait être surpris, et suspicieux, d’une victoire ou d’une grande performance.
Évidemment il ne s’agit pas de tout partager, mais qu’il y a-t-il aujourd’hui de tellement secret dans l’entraînement qu’il serait légitime de ne pas dévoiler ? Pas grand chose au fond. On se doute bien qu’il faut s’entraîner, beaucoup et souvent, longtemps et intensément, et que si Thibaut Pinot développe pas mal de watts dans les cols en courses il doit logiquement en faire de même à l’entraînement ! Il y a assurément des séances à ne pas divulguer, des techniques que l’on garde pour soi, mais à l’instar des essais libres dans les sports mécaniques où tout le monde sait combien de tours ont accompli les pilotes et à quelle vitesse sans toutefois connaître les stratégies et les phases de développement, il est toujours possible de mentir par omission !
Et à ceux qui pensent que ces données vont tuer le cyclisme, qu’après l’usage des oreillettes c’est un autre des charmes du vélo qui s’envole avec l’arrivée de ces données, Paris-Nice est venu nous rappeler, si besoin est, à quel point ce sport restera une affaire d’hommes (cela vaut également pour les femmes bien sûr !), où le froid, le chaud, le vent et la pluie (et Contador !) auront toujours bien plus d’influence que n’importe quel chiffre.
Il faut vivre avec notre temps, en saisir les attentes et les opportunités, afin que notre sport puisse s’adapter et donc survivre. Le cyclisme ne doit pas s’enfermer et entretenir sa consanguinité, il doit au contraire s’ouvrir et toucher un public peut-être profane mais pas moins respectable. N’oubliez pas qu’un Peter Sagan est venu à la route via le VTT, et que l’histoire de notre sport lui est totalement étrangère. Et rassurez-vous, toutes les technologies du monde n’empêcheront pas qu’il faudra toujours « se faire mal à la gueule » sur un vélo ! »