Professionnel entre 1999 et 2006, 3ème du Tour de Suisse 2002, Nicolas Fritsch est aujourd’hui conseiller auprès de l’agent Clément Gourdin. Il nous apporte son point de vue sur l’actualité cycliste.
Le premier grand chapitre de la saison s’achèvera dimanche au soir de Liège-Bastogne-Liège, et si Michal Kwiatkowski et Greg Van Avermaet ont été deux des grands gagnants de cette période avant tout dédiée aux classiques (et l’un des deux rejoindra peut-être même un Philippe Gilbert auteur d’un incroyable doublé Tour des Flandres-Amstel Gold Race), deux autres coureurs ont retenu mon attention, en dehors bien sûr d’un inclassable Peter Sagan héros dans la victoire comme dans la défaite. Il s’agit de Philippe Gilbert, donc, et d’Alejandro Valverde, dans des registres bien différents même si cette semaine ardennaise aurait dû être le théâtre de leur affrontement au sommet. Le Wallon, auteur d’une nouvelle démonstration de force sur son terrain de prédilection qu’est le Limbourg néerlandais, sera malheureusement forfait dimanche suite à l’une de ces chutes comme il en existe tant sur l’Amstel.
On pourrait rajouter à ce duo le magnifique combattant qu’est Alberto Contador, pour ses performances et son inégalable panache, mais également parce qu’il partage un point commun avec le Belge et son compatriote, et c’est ce point qui m’intéresse ici : il n’est plus tout jeune ! Chez les Français, et moins jeune qu’eux encore, pour ne pas dire plus vieux car cela signifierait alors que je le suis d’autant plus moi aussi, Sylvain Chavanel n’en demeure pas moins toujours aussi épatant de fraîcheur, jamais le dernier à se battre sur ce vaste champ de guerre que sont les classiques flamandes où il s’est à nouveau brillamment illustré.
Je vois trois principaux points communs à tous ces champions : le talent, évidemment, le travail, sans qui le premier ne s’exprimerait que par coup d’éclat et certainement pas dans la durée, et enfin la passion, celle qui ne devrait jamais nous quitter mais qu’il n’est pourtant pas si facile de conserver au fil des années, des doutes, des blessures, des échecs, bref, au fil de la vie.
Il est évident qu’être un champion implique d’être talentueux, même si cela ne suffit pas, loin de là même, et j’y reviendrai. Philippe Gilbert était déjà une star en Wallonie chez les Juniors et les Espoirs, et c’est d’ailleurs ce qui l’a poussé à signer à la FDJ en 2003 plutôt que dans l’une des deux grosses écuries belges qui lui faisaient pourtant les yeux doux. Il y aurait été en effet trop attendu et sous pression, car si nous cherchons toujours notre nouveau Bernard Hinault, nos voisins d’outre-Quiévrain en font de même quant à leur nouvel Eddy Merckx. Et dans un cas comme dans l’autre, on peut toujours attendre…
En ce qui concerne Alejandro Valverde, c’est bien simple, son surnom résume à lui seul la réputation qui l’a toujours précédé : El Imbatido (je vous passe la traduction). Piste, route, sprint, chrono, bosse, il s’imposait partout et tout le temps.
Au passage, parce que l’on parle de « vieux », je rappelle ici que Davide Rebellin, 46 ans en 2017, a été champion du monde du contre-la montre par équipes chez les Juniors en 1989, puis vice-champion du monde chez les amateurs deux ans plus tard en 1991, âgé de seulement 20 ans et alors que cette catégorie n’était pas encore limitée aux moins de 23 ans.
Bref, il faut du talent. Mais d’autres en ont eu tout autant, et parfois même plus. Alors quoi d’autre ? Le travail !
Je ne sais pas combien de kilomètres accomplit Philippe Gilbert chaque année, mais je peux vous dire que c’est assurément impressionnant, bien loin des 25000 dont se « contentent » beaucoup de ses collègues, et d’aussi loin que je me souvienne, cela a toujours été le cas. Je l’ai vu arriver à la FDJ au cours de l’hiver 2002-2003, et il ne fallait pas être devin pour imaginer qu’un grand destin lui était prédit, aux inévitables incertitudes près qu’une carrière cycliste implique. Ce n’est d’ailleurs qu’à force de travail qu’il a su passer le cap de la distance qui l’a longtemps empêché de briller sur les monuments qui tendaient leurs bras à son explosivité naturelle lui permettant déjà de l’emporter sur des courses de moins de 200 kilomètres. Avec l’âge, on peut d’ailleurs constater que la distance est à présent son alliée, plus qu’un punch qui tend logiquement à s’émousser… tout en restant largement au-dessus de la moyenne !
A ce propos, il existe un lien entre le talent et le travail, c’est l’entraînabilité, c’est-à-dire la capacité à être réceptif à l’entraînement. C’est un point rarement abordé mais pourtant fondamental car il explique en partie les différences de trajectoires entre deux coureurs doués et travailleurs. Un coureur comme Thomas Voeckler n’était pas, et sans lui faire offense loin de là, le meilleur coureur de sa génération. Mais vingt ans plus tard c’est probablement celui qui s’arrêtera avec le plus beau palmarès ! L’entraînement et les courses ont assurément eu plus d’impact positif sur lui que sur ses collègues.
Un ami ayant évolué auprès d’Alejandro Valverde m’a rapporté de nombreuses anecdotes sur le Murcien, et notamment sur sa capacité à ne pas dévier du programme d’entraînement prévu, quelles que soient les conditions météorologiques, et souvent accompagné de son meilleur ami/ennemi Purito Rodriguez (autre exemple de longévité soit dit au passage). Quand leurs (co)équipiers montaient sur leur home-trainer, les deux compères enfilaient leur imperméable et partaient rouler plusieurs heures. Une belle manière d’affirmer, si besoin en était, leur leadership et d’inspirer le respect…
Et en ce qui concerne Valverde, on ne peut pas dire que son punch se soit émoussé au regard de sa formidable accélération lors des 200 derniers mètres du Mur de Huy ! Il arrive à créer des différences incroyables en seulement quelques coups de pédales sur une cinquantaine de mètres. Il faut toutefois se souvenir, ou savoir, qu’Alejandro était un pistard talentueux dans ses jeunes années (champion d’Espagne chez les Cadets en vitesse et chez les Juniors sur le kilomètre par exemple !) et que son profil physiologique rarissime le rend tout simplement imbattable, ou presque, dans certaines situations.
Travailler, dans le cyclisme, cela signifie s’entraîner, mais pas seulement. Il importe aussi, et surtout, d’avoir une hygiène de vie irréprochable, ou presque. Et c’est d’ailleurs ce point qui fait la différence quant à l’accomplissement d’une belle carrière ou non. Il est possible de faire des coups d’éclat sur le talent, avec un peu de travail, et en étant sérieux dans les jours qui précèdent un objectif. Il n’est en revanche possible de « faire carrière » qu’en adoptant un mode de vie sain, voire même extrémiste dans certains cas.
Je me souviens ainsi d’un Davide Rebellin, toujours lui, qui, lors du stage de novembre 1996 auquel j’avais été convié par la FDJ, n’avait mangé que les fruits de la tarte qui faisait office de gâteau d’anniversaire de l’un de ses coéquipiers. Cette anecdote m’a marqué, elle date de plus de vingt ans (et l’intéressé court toujours !), mais je revois parfaitement cette scène qui, avec du recul, m’avait permis de comprendre un des secrets de la longévité de l’Italien.
Mais ce qui nous paraîtrait être une contrainte trop forte, intenable dans le temps, et source d’inévitables frustrations, n’était pour lui que la norme. Parce que si nous sommes différents au niveau de l’entraînabilité, nous le sommes également sur deux autres points : le seuil de contraintes, et la capacité à dépasser beaucoup et/ou longtemps ce seuil. Comme pour le seuil anaérobie finalement !
Ce seuil était, et l’est toujours d’ailleurs, très haut placé chez Rebellin. Il ne vit pas la privation comme une frustration. Pour d’autres, la moindre privation devient une torture, et il leur est très difficile de ne pas manger un dessert, ou sortir boire un verre, ou les deux. Mais parmi ces derniers, certains sont capables d’accepter un fort sentiment de frustrations, notamment avec un objectif en tête.
Et dernier point, donc, la passion !
Pour être plus précis, je dirais même « conserver la passion », car je pense que nous sommes tous plus ou moins passionnés par le vélo quand nous en enfourchons un pour la première fois.
Rouler avec Alejandro Valverde à l’entraînement m’avait ainsi vite fait comprendre que c’était un passionné, un vrai, pour qui le cyclisme était avant tout un jeu. Et qu’est-ce-qui m’avait mis la puce à l’oreille ? Simplement le voir monter le Tourmalet sur la roue arrière lors des reconnaissances d’étapes du Tour 2006, et avec le sourire bien sûr… Et s’il est toujours là dix ans plus tard, presque plus performant que jamais, c’est parce qu’il est plus facile de durer en jouant !
Mais il est également plus facile de jouer quand on ne subit pas et que l’on gagne. Et il est évidemment plus plaisant de partir à l’entraînement quand les résultats suivent et que les jambes tournent. Le talent, le travail et la passion sont liés.
Je laisse la conclusion de cette chronique à Alejandro Valverde, qui s’est exprimé ainsi mercredi à l’issue de sa cinquième victoire sur la Flèche Wallonne à 37 ans : « Je vis ce sport avec passion et elle ne m’a jamais quitté depuis le premier jour où j’ai posé mes fesses sur une selle. Sur un vélo, je profite, je me fais plaisir. Et, surtout, je ne me fatigue pas de gagner. »