A une époque où il semble passé de mode sur les Grands Tours, qui ne lui accordent plus qu’une part secondaire – mais pas insignifiante pour autant, confer le dernier Tour de France – le contre-la-montre individuel devient un art. Une discipline émancipée à laquelle s’adonnent une poignée d’adeptes. Ceux-ci ne gagneront probablement jamais le Tour mais de leurs combats avec les aiguilles du chronomètre se façonneront un palmarès et une réputation. Trop longtemps chasse gardée du seul Fabian Cancellara, élevé au pays de l’horlogerie, le chrono, s’il reste l’affaire de quelques-uns, a vu s’affirmer cette année un tout nouveau spécialiste, l’Allemand Tony Martin. Toute la saison, le rouleur de 26 ans s’est présenté comme le nouveau maître de la discipline. Mais seul le titre mondial pourra entériner l’avènement d’un nouveau champion.
A Copenhague, au Danemark, ce sont 46,4 kilomètres d’un tracé urbain qui détermineront qui de Tony Martin ou de Fabian Cancellara va désormais le plus vite. Le Suisse, invaincu à l’échelon international depuis cinq ans (quatre fois champion du monde, une fois champion olympique), n’a pas connu cette saison la même réussite que les années passées. Quatre chronos victorieux contre six pour son challenger, et surtout pas le moindre succès d’étape sur un Grand Tour, où Tony Martin a saisi le flambeau en s’adjugeant les contre-la-montre de Grenoble durant le Tour de France et de Salamanque sur le récent Tour d’Espagne. Ces deux succès ont marqué en outre les deux uniques confrontations Cancellara/Martin cette saison, et à chaque fois, il n’y a pas eu photo entre les deux. Les duellistes sont donc attendus en fin d’après-midi sur la rampe de lancement du Mondial. Ils s’élanceront l’un derrière l’autre.
Le ciel est encore gris et frais aujourd’hui à Copenhague. Il y aura à nouveau quelques gouttes mais rien de comparable avec ce qui est tombé hier. La route, d’ailleurs, n’en portera pas les traces, garantissant l’équité entre tous les concurrents. Ceux-ci sont au nombre de soixante-cinq, mais on cherche davantage parmi eux quelques arbitres potentiels au duel auguré que de réels candidats au maillot arc-en-ciel. Il faut exclure les rouleurs français de cette liste. Peu existants en matière de contre-la-montre pur d’ordinaire, ils terminent dans l’anonymat : Laszlo Bodrogi 22ème à 4’41 », Dimitri Champion 42ème à 5’51 ». C’est que le tracé de Copenhague a été exclusivement pensé pour les spécialistes vrais de vrais, avec deux boucles de 23,2 kilomètres visitant le centre historique et touristique de la capitale danoise. Avis aux gros rouleurs.
Fébrile dans les derniers kilomètres, Fabian Cancellara rate une trajectoire et échoue pour la médaille d’argent.
Tous les outsiders partis, place au duel ! S’il semble que pour une fois la ponctualité helvétique de Fabian Cancellara pourrait être remise en question, le Suisse possède pour lui un avantage, celui de s’élancer en toute dernière position, une minute et demie derrière Tony Martin. Et cet avantage, il n’en avait pas bénéficié lors de leurs deux précédentes rencontres à Grenoble et Salamanque, où Tony Martin s’était toujours élancé après lui. Dans le match à distance qui opposera les deux hommes, Cancellara aura donc le bénéfice des temps signés par son adversaire. Et pourtant, bien que renseigné sur la performance de l’Allemand, le Suisse ne va devoir qu’admettre son impuissance à égaler l’exploit. Durant les 10 premiers kilomètres, Tony Martin reprend pratiquement une seconde par kilomètre à Fabian Cancellara, qui se présente au premier chronomètre intermédiaire (km 10,8) avec un débours déjà chiffré à 9″99. Le ton est donné.
Bien qu’il perde du temps, Fabian Cancellara parvient tout de même à limiter la casse au cours du premier tour de circuit, qu’il achève avec 19 secondes de déficit. Pourtant, son redoutable adversaire est bel et bien en train de réaliser la course de sa vie. Au bout de la première boucle, Tony Martin a déjà David Millar, parti une minute et demie plus tôt, en point de mire ! Il va l’enrhumer quelques hectomètres plus loin avant d’aller chercher et dépasser aussi froidement Mikhail Ignatiev. A mesure qu’il remonte les concurrents engagés sur le circuit avant lui, Tony Martin écrase les temps de référence. A 51,813 km/h de moyenne, il boucle les 46,4 kilomètres dans une effusion de joie rarement vue sur la ligne d’arrivée d’un contre-la-montre. Deux bras levés dans le ciel danois, il entérine la fin du règne de Fabian Cancellara, à la dérive dans le second tour.
Un champion en chasse un autre. Se sentant inéluctablement battu par plus fort, Cancellara insiste mais bute. Sa belle concentration habituelle s’en retrouve altérée. On le sent nerveux, fébrile, et le tout se traduit par des trajectoires douteuses. A l’approche de l’arrivée, il arrive trop vite à la sortie d’un virage, freine de tout son possible pour éviter de s’encastrer dans les barrières, sur lesquelles il se retient, puis repart arrêté. Cette fois il ne s’agit plus de conquérir l’or, qui lui a définitivement échappé après la mi-course, mais de sauver sa place sur le podium. La médaille d’argent lui file sous le nez sur cet indicent au profit d’un Bradley Wiggins beaucoup plus constant dans l’effort. Bousculé de son piédestal, Cancellara parvient à garder un pied sur la troisième marche du podium pour permettre aux photographes d’immortaliser l’instant qui confirme Tony Martin comme le meilleur rouleur du monde. Le champion du monde.
Classement :
1. Tony Martin (Allemagne) les 46,4 km en 53’44 » (51,813 km/h)
2. Bradley Wiggins (Grande-Bretagne) à 1’16 »
3. Fabian Cancellara (Suisse) à 1’21 »
4. Bert Grabsch (Allemagne) à 1’32 »
5. Jack Bobridge (Australie) à 2’14 »
6. Richie Porte (Australie) à 2’30 »
7. David Millar (Grande-Bretagne) à 2’46 »
8. Lieuwe Westra (Pays-Bas) à 3’19 »
9. Alexandr Dyachenko (Kazakhstan) à 3’20 »
10. Jakob Fuglsang (Danemark) à 3’31 »