« Le Tour avait besoin de Blondin, Blondin avait besoin du Tour, c’était un échange complémentaire », raconte Jacques Augendre, qui partageait son quotidien à bord de la voiture de L’Equipe. Formidable géniteur de la littérature sportive, Antoine Blondin a raconté le Tour, entre 1954 et 1982, comme personne ne le fera plus jamais. Un jour sur deux, nous partageons avec vous les chroniques savoureuses du voyageur de la voiture 101.
2 juillet 1957 – Une des énigmes qui planent sur le Tour vient de recevoir un début de solution. Louison Bobet a été aperçu à Charleroi en parfaite santé, Charly Gaul a donc été remis en liberté, la peuve en est qu’il courra sur piste incessamment. Dans un cadre qui lui est cher, l’écrivain belge Georges Simenon vous raconte comment Maigret frôla ici l’erreur judiciaire. L’auteur de L’Enterrement de M. Bouvet (sic) et de Le Cercle des Mahé (resic) est, comme on le voit, familier avec le monde étrange et captivant des coureurs cyclistes.
Assis sur une bitte d’amarrage, Maigret ne quittait pratiquement plus le canal n°1. Il pensait à Mme Maigret, qui était inquiète quand il rentrait en retard pour le dîner. Ce soir-là, il lui avait promis de l’emmener manger une choucroute sur les Boulevards. Plus tard, il avait dû lui téléphoner de Nantes pour la prévenir qu’il pousserait jusqu’à Granville. Maintenant, ça faisait cinq jours qu’elle l’attendait, et si l’enquête n’avait pas beaucoup avancé, en revanche le commissaire avait-il fait du chemin. On était en juillet. Une chaleur épouvantable écrasait la caravane. Pourtant, certains coureurs se tiraient, cependant que d’autres tombaient en rideau, si bien qu’avec ces tires et ces rideaux, on étouffait littéralement.
« On s’arrête pour casser la croûte, patron ? » C’était l’inspecteur Lucas. Il sentait que le commissaire était de mauvais poil, mais c’était plus fort que lui, un réflexe du Quai des Orfèvres. Si on avait été à Paris, Maigret aurait répondu : « fais-moi monter des sandwiches et de la bière quatre demis ». Au lieu de ça, Maigret prit son air lourd et buté. Dans cette atmosphère poisseuse, il s’imaginait qu’il couvait un rhume, ce rhume ridicule de l’été qu’il attrapait chaque année quand il cessait de tisonner son poêle, et que les jeunes inspecteurs se mettaient en bras de chemise, toutes fenêtres ouvertes.
Lui aussi rêva pendant un moment qu’il se trouvait à la terrasse de la Brasserie du Palais. Au ravitaillement de Soignies, le Nescafé ou le Viandox sentait si bon qu’il s’en était versé une tasse machinalement, sans savoir ce qu’il buvait, et maintenant il avait vaguement la gueule de bois, comme quand il approchait de la fin d’une enquête et faisait semblant de l’ignorer.
Au départ, les choses s’annonçaient très simplement. Un coureur cycliste, nommé Louision Bobet, ne s’était pas présenté à son lieu de travail. Un fait divers devenu si banal qu’il avait songé, tout d’abord, à laisser le dossier au petit Lucas.
Seulement les autres s’étaient mis à parler, Maigret n’aimait pas beaucoup ces méthodes-là. Mais quand il avit appris que l’ancien tueur, Charly Gaul, avait menacé de « piquer » Bobet à coups de couteau après le Tour d’Italie, il l’avait « travaillé » si durement pendant toute une étape qu’il avait pu le coffrer en arrivant à Caen. Restait à chercher des preuves et, en premier lieu, le cadavre du disparu : Maigret n’aimait pas travailler sur la chair froide.
Comme son nom l’indique, la filature n’avait vraiment débuté qu’à Roubaix. Au contrôle de signature, une drôle de rengaine lui était entrée dans l’esprit : Wermelinger, un commissaire avec lequel il avait déjà eu affaire (voir Maigret et la Grande Boucle) lui avait raconté qu’il avait chargé tous les mendiants de la ville de ramasser des feuilles de chou dans la région pour protéger les coureurs contre l’insolation, à raison de quatre feuilles par coureur, et Maigret, sans savoir pourquoi, avait pensé : L’Opéra de Quat’ Choux. Depuis, l’expression lui revenait sans raison apparente, comme la ritournelle d’un accordéon.
C’est peut-être à cause de cette obsession, qui ramenait les images et les bruits du contrôle départ, que Maigret comprit soudain ce qu’il avait trouvé d’étrange depuis Nantes. « Wermelinger ! »
L’autre, qui voyait monter le coup de gueule, s’approcha de la voiture de Maigret. « Est-ce qu’il n’y a pas un Bobet parmi vos hommes ?
– Oui, monsieur le commissaire. Je crois même que c’est le frère de l’autre.
– Vous avez des indices ?
– Si on peut appeler des indices une musette, vide comme par enchantement, et un vélo avec la marque d’un célèbre fabricant de cycles de Saint-Etienne ! »
Mais c’était peut-être cela le plus encourageant : n’importe qui ne pouvait pas se payer un vélo de cette importance. « Où est-il, votre Bobet, que je l’interroge ?
– Il s’est enfui. A l’heure qu’il est, il a déjà passé la frontière. »
Maigret ne s’étonna même pas. Ils étaient tous comme ça. « Est-ce que vous avez pensé à relever son numéro ?
– Le 115, dit fièrement Wermelinger. Et j’ai fait mieux : à l’heure actuelle, il est escorté par deux gendarmes de la route ! »
Maigret lui adressa un regard d’estime. Ces deux hommes étaient faits pour s’entendre. Ils n’avaient rien à se dire : ils se comprenaient. Dans l’heure qui suivit, Maigret monta sur une moto et se rendit à la hauteur du fugitif. Il avait l’impression de l’avoir déjà rencontré quelque part. « C’est possible, dit l’autre.
– Comment tu t’appelles ?
– Jean. »
Maigret souriait. Presque un bien-être l’envahissait : combien étaient-ils de gars purs et durs comme ce petit Jean ? « Pourquoi as-tu fais ça ?
– Vous le savez bien. »
Et c’était vrai que Maigret le savait. Lui-même connaissait bien cette instabilité des cadets de famille, qui les pousse droit devant eux. Mais ce qu’il savait aussi, c’est que, dans quelques instants, Jean le conduirait infailliblement à Louison. Il n’y avait qu’à laisser faire.
Brusquement, il se mit à pleuvoir à pleines lances, comme si le ciel voulait s’associer à la béatitude de Maigret. Au bout de la route, derrière le rideau de pluie tendu sur les maisons crénelées, prometteuses de bière, et les volcans qui étaient des crassiers, Maigret trouva effectivement Louison Bobet abrité sous un arbre du circuit de Charleroi où il attendait son frère. Si Maigret l’emmena immédiatement rue des Saucées, c’est uniquement pour le protéger du déluge. Quant à Jean Bobet, il se contenterait de demander pour lui, demain, l’extradition.
Antoine Blondin