Les records ont plu toute la semaine sur le vélodrome australien de Melbourne, mais c’en sont d’autres qui sont surveillés, attendus, commentés aujourd’hui sur celui de Roubaix. Tom Boonen (Omega Pharma-Quick Step), le champion en verve depuis quinze jours et le début d’une série exceptionnelle de victoires dans les classiques flandriennes, s’apprête à rejoindre Roger De Vlaeminck, le seul jusqu’alors à avoir accroché quatre Paris-Roubaix à son palmarès en 1972, 1974, 1975 et 1977. S’il y parvient, il deviendra en outre le premier champion à avoir doublé deux fois Tour des Flandres et Paris-Roubaix (il l’avait déjà fait en 2005). Bien mieux encore, il a la possibilité de réaliser un Grand Chelem jamais accompli en alignant en quinze jours les quatre classiques flandriennes du WorldTour : le GP E3, Gand-Wevelgem, le Tour des Flandres et Paris-Roubaix !
L’horizon s’est nettement dégagé pour Tom Boonen après la chute, voici une semaine, de Fabian Cancellara. C’est lui le grandissime favori, or il serait précipité d’en faire un lauréat avant l’heure dans cette classique aussi indomptable qu’imprévisible. Entre Compiègne et Roubaix (257,5 km), le danger surgit de partout, niché bien souvent au détour des 51500 mètres de pavés poussiéreux, cassants, descellés, qui jalonnent un parcours rugueux au cours duquel se brisent les rêves ou s’écrivent les légendes. Tom Boonen est à la croisée des chemins. Pour gagner la reine des classiques une fois encore, il devra s’en remettre à lui avant tout. A sa science de la course, à ses sensations, à sa dévotion pour cette course d’un autre genre qui, si elle le consent, lui donnera un petit coup de pouce en le protégeant de la malchance qui frappe sans jamais prévenir. Vers Roubaix et son anneau de béton, la réussite est un facteur élémentaire dans la conquête du mythe. Sous le ciel gris et le pavé sec, elle va accompagner Boonen dans sa destinée.
Avant le début des opérations, on a relevé l’identité de douze hommes sortis après 67 kilomètres de course. Boucher, De Haes, Janorschke, Klemme, Lindeman, Mangel, Morkov, Popovych, Saramotins, Van Keirsbulck, Veilleux et Veuchelen seront les éclaireurs matinaux jusqu’à 65 kilomètres de l’arrivée. Déjà, les secteurs pavés s’enchaînent, au rythme moyen d’un kilomètre sur trois. L’exercice est brutal, cruel, traumatisant. La Trouée d’Arenberg a été franchie sans casse, menée conjointement par Tom Boonen et Sylvain Chavanel. Les corps sont pris de convulsions, les esprits étourdis, et ceux qui ont pris le pari de contester à Tom Boonen le succès auguré osent des stratégies impromptues en démarrant là où on ne les attend pas. On retrouve Ballan et Flecha, on découvre Ladagnous et Turgot. Sans grande réussite néanmoins.
Seul devant loin du but, Tom Boonen s’éloigne progressivement dans un nuage de poussière.
Et voilà le secteur d’Orchies, à 58 kilomètres de l’arrivée ! Il est temps pour Tom Boonen d’y voir plus clair. Le favori prend les commandes, avale la poussière, engloutit le pavé scabreux, flanqué des deux coureurs qui l’avaient entouré dimanche dernier sur le podium du Tour des Flandres, Filippo Pozzato (Farnese Vini-Selle Italia) et Alessandro Ballan (BMC Racing Team), auxquels vient se frotter un Sébastien Turgot (Team Europcar) téméraire, passé à l’attaque à deux reprises quelques minutes plus tôt. La fortune tourne le dos à Sylvain Chavanel en revanche, qui laisse dans Orchies son boyau arrière… et ses belles ambitions. Le coup de vis donné par Boonen a fait mal aux pattes mais un bref moment de flottement suit la sortie du secteur pavé. Une partie du peloton revient, la tête de course se relève. Et c’est l’instant choisi par Tom Boonen pour accélérer de plus belle, avec son coéquipier Niki Terpstra cette fois. En un éclair, le duo d’Omega vient de faire le break. Cette fois on ne se ménage pas, l’ambition est d’aller loin. Jusqu’à Roubaix.
L’apport de Niki Terpstra sera de courte durée. Dès le secteur d’Auchy-lez-Orchies à 53 kilomètres du but, le Néerlandais ne peut plus suivre. Tom Boonen insiste sans hésiter. Il n’est plus question pour lui de tergiverser. Il ne se relèvera pas. Le pari est osé. Dans un passé récent, seul Fabian Cancellara il y a deux ans avait réussi pareille prouesse solitaire. A l’époque, le spécialiste des efforts individuels était sorti avant le secteur de Mons-en-Pévèle, à 48 kilomètres de l’arrivée. L’exploit auquel se frotte Boonen est encore plus hardi. Mais les écarts qu’on lui communique sont vite encourageants. Le champion entame les 50 derniers kilomètres avec une demi-minute d’avance sur un groupe poursuivant réduit à une petite quinzaine d’hommes, et duquel s’est définitivement soustrait Filippo Pozzato, victime d’une glissade à Auchy-lez-Orchies. Un groupe au sein duquel Juan-Antonio Flecha (Team Sky) et Alessandro Ballan ont valeur de seuls favoris parmi une pléiade d’outsiders. La bagarre est nerveuse, qui tranche avec la sérénité qui anime Tom Boonen aux avant-postes. Les coudes posés sur le guidon, les mains jointes et non gantées, dans une position aérodynamique qui tient de l’imprudence, le Flamand s’éloigne progressivement dans un nuage de poussière. Il avait gagné ses deux premiers Paris-Roubaix au sprint, le troisième sur un coup du destin au Carrefour de l’Arbre, celui-ci sera le plus épatant de ses triomphes.
Loin derrière Boonen parti inscrire son nom dans la légende, on se bat déjà pour les accessits. Dans le Carrefour de l’Arbre à 16 kilomètres du but, Alessandro Ballan et Juan-Antonio Flecha insistent avec Lars Boom (Rabobank) et Matthieu Ladagnous (FDJ-BigMat). Ce malheureux dernier est victime d’une crevaison qui le prive de tout espoir de podium. En revanche Sébastien Turgot n’a pas dit son dernier mot. Avec Niki Terpstra, il aperçoit bientôt les trois de devant. Et de trois, le groupe invité à se disputer les places d’honneur au sprint est porté à cinq sur le vélodrome. Sébastien Turgot se replace, frotte la roue de Juan-Antonio Flecha, y laisse quelques rayons au passage, mais il n’est plus question de s’attarder là-dessus. Le sprint est lancé et le Français conclut ce 110ème Paris-Roubaix au coude à coude avec Alessandro Ballan. Les deux coureurs franchissent la ligne dans un même élan mais la photo-finish donne Turgot 2ème. Et un Français foule de nouveau le podium de la reine des classiques au moment même où Frédéric Guesdon (FDJ-BigMat), le dernier à avoir conquis le mythe, conclut sa carrière par un tour d’honneur plein d’émotion.
Classement :
1. Tom Boonen (BEL, Omega Pharma-Quick Step) les 257,5 km en 5’55’22 » (43,5 km/h)
2. Sébastien Turgot (FRA, Team Europcar) à 1’39 »
3. Alessandro Ballan (ITA, BMC Racing Team) m.t.
4. Juan-Antonio Flecha (ESP, Team Sky) m.t.
5. Niki Terpstra (PBS, Omega Pharma-Quick Step) m.t.
6. Lars Boom (PBS, Rabobank) à 1’43 »
7. Matteo Tosatto (ITA, Team Saxo Bank) à 3’31 »
8. Mathew Hayman (AUS, Team Sky) m.t.
9. Johan Vansummeren (BEL, Garmin-Barracuda) m.t.
10. Maarten Wynants (BEL, Rabobank) m.t.