La poussière soulevée du pavé sec du Carrefour de l’Arbre au passage de Jürgen Roelandts (Lotto-Soudal) n’a pas eu le temps de retomber que déjà se dessine dans le brouillard vitreux les silhouettes arquées et malmenées par les cahots de la chaussée d’une meute cendrée. On avait compté onze va-t-en-guerre il y a un an au passage devant les murs de brique rouge du restaurant de Gruson, L’Arbre, tiré une fois l’an de son isolement au milieu de la plaine agricole de Bouvines, et qui signale tel un phare l’approche de Roubaix et du dénouement de la reine des classiques. L’absence de Tom Boonen et Fabian Cancellara, sept Paris-Roubaix victorieux à eux deux sur la décennie écoulée, a donc bel et bien élargi le champ des possibles, le portant à vingt-six coureurs à la sortie du Carrefour de l’Arbre !
On n’avait alors quasiment pas perdu un favori, à l’exception de Stijn Devolder (Trek Factory Racing) terrassé sur les pavés de Viesly à Quiévy, de Geraint Thomas (Team Sky) précipité sur le bitume à 80 kilomètres du but, et d’Arnaud Démare (FDJ) accablé une fois encore par des crevaisons. Là, à 15 kilomètres de l’arrivée, Boom, Degenkolb, Kristoff, Sagan, Stybar, Terpstra, Van Avermaet, Vanmarcke et Wiggins étaient encore tous là. Même Alexis Gougeard (Ag2r La Mondiale), dernier rescapé d’une échappée matinale lancée à neuf – avec Frederik Backaert (Wanty-Groupe Gobert), Adam Blythe (Orica-GreenEdge), Sean De Bie (Lotto-Soudal), Tim Declercq (Topsport Vlaanderen-Baloise), Ralf Matzka (Bora-Argon 18), Pierre-Luc Périchon (Bretagne-Séché Environnement), Gregory Rast (Trek Factory Racing) et Aleksejs Saramotins (IAM Cycling) –, qui n’avait capitulé qu’en vue de Camphin-en-Pévèle à 20 kilomètres de l’arrivée.
C’était l’endroit qu’avaient choisi Borut Bozic (Astana) et Jürgen Roelandts pour porter une estocade de celles qui, profitant d’un instant de flottement, font parfois les vainqueurs les moins attendus. La course était entrée sur le secteur de Camphin-en-Pévèle et Jürgen Roelandts ne pouvait plus attendre. Le Belge, deux semaines après son numéro de soliste dans les bourrasques hivernales de Gand-Wevelgem, filait alors le peloton aux trousses en direction du Carrefour de l’Arbre. S’il allait sortir en tête du dernier secteur pavé stratégique à 15 kilomètres du vélodrome, la grosse vingtaine de poursuivants en ligne sur le haut du pavé revenait déjà comme une flèche pour le ravaler tout cru sur les bas-côtés caillouteux du secteur de Gruson. On était à 12 kilomètres de l’arrivée. Vingt-six coureurs étaient encore dans le coup !
John Degenkolb a bien retenu la leçon : il réagit à l’attaque de Lampaert et Van Avermaet.
Personne n’aura donc su tirer parti des libertés que semblaient permettre les forfaits de Boonen et Cancellara, blessés tant au corps qu’à l’âme en ce magnifique dimanche de printemps. Poussé par le souffle d’Eole (43,5 km/h de moyenne), le peloton se sera avancé sans trop oser, se maintenant en nombre à la sortie des secteurs pavés, à l’image d’une traversée de la Trouée d’Arenberg insipide. Ni un coup de force des Etixx-Quick Step sur les pavés de Tilloy à Sars-et-Rosières à 67 kilomètres du but (et qui était parvenu à rejeter momentanément Démare, Kristoff et Wiggins dans un second paquet), ni une tentative isolée de Stijn Vandenbergh (Etixx-Quick Step) à Mons-en-Pévèle, ni même le dernier assaut de Bradley Wiggins (Team Sky) sur le bref secteur de Moulin de Vertain à 32 kilomètres de Roubaix n’auront précipité la décision.
Il est exclu cependant que les vingt-six coureurs sortis de Gruson en tête s’expliqueront au sprint sur le vélodrome. Aussi, sur le modèle de ce qu’avait réalisé Niki Terpstra l’an passé, Yves Lampaert (Etixx-Quick Step) place un démarrage à 12 kilomètres du but pour s’échapper du peloton avec Greg Van Avermaet (BMC Racing Team). Il y a danger et John Degenkolb (Giant-Alpecin), qui s’était fait avoir de la sorte l’an passé, condamné à sprinter pour la 2ème place sur l’anneau de béton, a bien retenu la leçon. L’Allemand ne mettra pas longtemps à réagir. Seul, il avale les pavés de Hem, en coupe les virages, pour fondre sur le duo belge à la sortie de l’ultime secteur pavé à 6 kilomètres du but. Mais parce que la pointe de vitesse de celui qui a accroché Milan-San Remo à son palmarès il y a trois semaines est de notoriété publique, Lampaert et Van Avermaet vont refuser d’emmener l’Allemand et permettre, par leur manque de coopération, le retour de quatre coureurs de plus sous la flamme rouge.
Avec Degenkolb, Lampaert et Van Avermaet, ce sont Lars Boom (Astana), Martin Elmiger (IAM Cycling), Jens Keukeleire (Orica-GreenEdge) et Zdenek Stybar (Etixx-Quick Step) qui virent en tête sur le vélodrome de Roubaix. Il y avait dix-huit ans et le sprint à huit qui avait lancé la carrière de Frédéric Guesdon qu’on n’avait plus vu autant de coureurs se battre au sprint pour la reine des classiques. Un sprint singulier qui fausse les qualités intrinsèques et s’appuie davantage sur l’état de fraîcheur de ses postulants au terme de ce qui reste la course d’un jour la plus éprouvante du calendrier. John Degenkolb a les deux pour lui. Une force bestiale et des réserves inépuisées. Au grand dam de Zdenek Stybar et Greg Van Avermaet, qui iront faire 2 et 3. A Roubaix, l’Allemand ajoute à 26 ans un second monument à son palmarès de géant.
Classement :
1. John Degenkolb (ALL, Giant-Alpecin) les 253,5 km en 5h49’51 » (43,5 km/h)
2. Zdenek Stybar (TCH, Etixx-Quick Step) m.t.
3. Greg Van Avermaet (BEL, BMC Racing Team) m.t.
4. Lars Boom (PBS, Astana) m.t.
5. Martin Elmiger (SUI, IAM Cycling) m.t.
6. Jens Keukeleire (BEL, Orica-GreenEdge) m.t.
7. Yves Lampaert (BEL, Etixx-Quick Step) à 7 sec.
8. Luke Rowe (GBR, Team Sky) à 28 sec.
9. Jens Debusschere (BEL, Lotto-Soudal) à 29 sec.
10. Alexander Kristoff (NOR, Team Katusha) à 31 sec.