Le Tour de France se clôt et nos pupilles peinent. Ces trois semaines d’une course haute en couleurs les ont erronément habituées aux lumières de l’excitation, à la lueur des rêves. Au fil des étapes, cette 109e édition de la plus grande épreuve cycliste du monde a entretenu une fascination flamboyante pour ses tournures épiques. Chaque matin, un fiévreux regard sur le parcours du jour agitait le palpitant de frissons d’enthousiasme. Chaque après-midi, une bataille acharnée pour le gain de l’étape se mêlait à un duel immersif pour la conquête du maillot jaune. Chaque soir, un flot de récits journalistiques narrait avec lyrisme les exploits du jour, bien souvent nourris d’histoires touchantes.
Un célèbre dicton prétend que l’attaque constitue encore la meilleure des défenses. Apparemment, il dit vrai. Pour exorciser ses démons de stress, Jonas Vingegaard (Jumbo-Visma) s’est livré à une offensive acharnée sur les pentes du Télégraphe et la route du Granon. Pour renouer avec le succès, Bob Jungels (AG2R – Citroën) s’est prématurément fait la malle, bien avant que l’échappée n’entame l’ascension vers Châtel. Pour rendre hommage à son frère tragiquement décédé, Hugo Houle (Israël – Premier Tech) s’est brillamment isolé, consacrant alors ses pensées à la mémoire. En bref, ce 109e Tour de France a été le théâtre de fabuleuses offensives menées au revers de leur passé, mais aussi à l’encontre de l’image cadenassée du cyclisme contemporain.
Vainqueur et dénouement par étapes du Tour de France
Etape du Tour de France | Vainqueur | Circonstances |
1 – Copenhague – Copenhague | Yves Lampaert (BEL, Quick-Step Alpha Vinyl) | Contre-la-montre |
2 – Roskilde – Nyborg | Fabio Jakobsen (PB, Quick-Step Alpha Vinyl) | Sprint massif |
3 – Vejle – Sonderborg | Dylan Groenewegen (PB, BikExchange – Jayco) | Sprint massif |
4 – Dunkerque – Calais | Wout Van Aert (BEL, Jumbo-Visma) | Attaque solitaire à 11km de l’arrivée, après le forcing de son équipe dans la côte de Cap Blanc Nez |
5 – Lille – Arenberg | Simon Clarke ( AUS, Israël Premier-Tech) | Vainqueur du sprint entre les 4 résistants de l’échappée matinale |
6 – Binche – Longwy | Tadej Pogacar (SLO, UAE Team Emirates) | Sprint en petit comité |
7 – Tomblaine – La Super Planche des Belles Filles | Tadej Pogacar (SLO, UAE Team Emirates) | Sprint en petit comité |
8 – Dole – Lausanne | Wout Van Aert (BEL, Jumbo-Visma) | Sprint en petit comité |
9 – Aigle – Châtel | Bob Jungels (LUX, AG2R – Citroën) | Attaque solitaire à 65 kilomètres de l’arrivée |
10 – Morzine – Megève | Magnus Cort Nielsen (DAN, EF Education – Easy Post) | Sprint en petit comité parmi entre membres de l’échappée matinale |
11 – Albertville – Col du Granon | Jonas Vingegaard (DAN, Jumbo-Visma) | Multiples attaques à 70km de l’arrivée en alternance avec son coéquipier Primoz Roglic
Attaque solitaire à 5km de l’arrivée |
12 – Briançon – Alpe d’Huez | Thomas Pidcock (GB, INEOS – Grenadiers) | Attaque solitaire à 130km de l’arrivée pour rejoindre l’échappée matinale
Attaque solitaire à 10km de l’arrivée pour s’extirper du groupe d’échappés |
13 – Le Bourg d’Oisans – Saint-Etienne | Mads Pedersen (DAN, Trek – Segafredo) | Multiples tentatives pour se joindre à l’échappée matinale. Mission réussie au km 51.
Accélération à 12,5km de l’arrivée pour scinder l’échappée en deux Vainqueur du sprint à trois |
14 – Saint-Etienne – Mende | Michael Matthews (AUS, Team BikExchange – Jayco) | Membre de l’échappée matinale
Attaque solitaire à 53km de l’arrivée, rejoint par 3 autres coureurs 11km plus tard S’extirpe du groupe dans la dernière ascension puis résiste à Alberto Bettiol en plaçant une attaque décisive à 2km de l’arrivée |
15 – Rodez – Carcassonne | Jasper Philipsen (BEL, Alpecin-Fenix) | Sprint massif |
16 – Carcassonne – Foix | Hugo Houle (CAN, Israël – Premier Tech) | Membre de l’échappée matinale
Attaque solitaire à 35km de l’arrivée |
17 – Saint Gaudens – Peyragudes | Tadej Pogacar (SLO, UAE Team Emirates) | Multiples attaques dans le col de Val-Louron Azet accompagnant le forcing de son équipe
Vainqueur du sprint à deux face à Jonas Vingegaard |
18 – Lourdes – Hautacam | Jonas Vingegaard (DAN, Jumbo-Visma) | Attaque solitaire à 5km de l’arrivée après forcing de son équipe |
19 – Castel Magnoac – Cahors | Christophe Laporte (FRA, Jumbo-Visma) | Attaque solitaire à 2km de l’arrivée pour rejoindre le groupe d’échappés
Attaque solitaire à 600m de l’arrivée pour aller décrocher la victoire |
20 – Lacapelle Marival – Rocamadour | Wout Van Aert (BEL, Jumbo-Visma) | Contre-la-montre |
21 – La Défense – Paris Champs Elysées | Jasper Philipsen (BEL, Alpecin-Fenix) | Sprint Massif |
Une folle série d’épopées et d’exploits pour le gain des étapes
Huit étapes en ligne sur 18 ont été remportées en solitaire. Trois autres ont été livrées au sprint à des échappées matinales. Seules trois ont été conclues par un sprint massif. Ces statistiques témoignent du caractère spectaculaire du Tour de France conclu ce dimanche. Après une décennie passée sous le joug du rouleau-compresseur Sky – INEOS et marquée par la prolifération des trains de sprint, la Grande Boucle redécouvre depuis 2019 le goût du divertissement. Dès la deuxième semaine de course, la fatigue emmagasinée par les jambes esquintées des coureurs a empêché le contrôle des échappées. Dans cette vaste anarchie qui se montait, la loi des plus forts est rapidement devenue la norme, créant d’intenses luttes à la bonne échappée.
Débarrassé des schémas classiques et des traditions d’antan, le cyclisme version 2022 a décapité le Tour de France 2022 d’une formation reine pour propulser les meilleurs troubadours sur l’avant de la scène. Et tant mieux si la meilleure formation – la Jumbo Visma – fut également le troubadour le plus acclamé !
Van Aert, artificier en chef du Tour de France
D’ailleurs, c’est l’équipe néerlandaise qui alluma la première mèche, dès que le Tour posa ses roues sur le territoire français. D’ordinaire, ces étincelles alimentent des pétards mouillés. Mais cette fois, elle appartenu à un feu d’artifice d’oligarques, émiettant le peloton dans une vulgaire côte de 4e catégorie. Ainsi propulsé par une fusée, Wout Van Aert s’envola décrocher un premier bouquet en solitaire, maillot jaune sur le dos s’il vous plaît. Auteur d’une admirable prouesse, le premier fantassin du Tour de France se distinguait déjà par une combativité hors du commun. Elle sera requalifiée de « super », trois semaines plus tard, à Paris.
L’échappée surprise d’Arenberg
Son panache ne manqua pas de faire des émules. Dès le lendemain, sur les pavés des Hauts de France, une bande de rouleurs déjoua les plans des meilleurs « flahutes » du peloton. Ni Jasper Stuyven, ni Tadej Pogacar, trois monuments et un paquet de classiques à eux deux, ne parvinrent à les rattraper. Entre Simon Clarke (Israël Premier-Tech), Taco Van der Hoorn (Intermarché – Wanty Groupe Gobert), Edvald Boassen Hagen (TotalEnergies) et Nelson Powless (EF Education Easy Post), le bouquet final sembla passer entre chaque main avant d’atterrir dans les mains du premier, tout heureux de sortir vainqueur d’un tel spectacle.
L’épopée d’un revenant
Un vent d’attaque soufflait donc fort sur le Tour de France. Et s’il fut calmé par quelques étapes de transition conclues par le retour du peloton, il revint de plus belle à l’entrée des Alpes. Membre d’un groupe d’échappés sortis en costaud dans les côteaux du Lavaux, Bob Jungels (AG2R – Citroën), senti parfaitement le coup. Ancien ténor des ardennaises (vainqueur de Liège-Bastogne-Liège 2018) devenu anonyme des pelotons à la suite d’une avalanche de blessures, le luxembourgeois a parfaitement mis en scène son retour au sommet de l’affiche. Son attaque dans le col de la Croix et sa traversée en solitaire de la vallée du Rhône ont rivalisé d’héroïsme face à la remontée épique de Thibaut Pinot dans le Pas de Morgins. Les supporters du franc-comtois ont pu consoler leur déception avec le franc mérite de l’heureux revenant.
Tom Pidcock, champion tous terrains
Une journée de repos et une étape dantesque plus tard, Tom Pidcock rappelait à son monde qu’il est champion olympique en titre de VTT et porte également les liserés arc-en-ciel dans les sous-bois hivernaux des circuits de cyclo-cross. Profitant du rapprochement entre l’échappé et le peloton, le britannique a mis à profit ses qualités techniques pour « faire le jump » dans l’interminable descente du col du Galibier. Et comme il sait aussi un peu grimper, il s’est envolé une seconde fois dans la montée de l’Alpe d’Huez. Le cyclisme est un tour d’esthète qui se court avec talent, et le Tour de France en est sa principale représentation.
Michael Mathhews, l’audacieux du Tour de France
La Grande Boucle sortie de son éprouvante traversée des Alpes, elle découvrait les tracas des massifs intermédiaires, de ces contrées où la route ne s’aplanit jamais. Est nécessairement fort celui qui y triomphe. Et c’est encore mieux s’il est audacieux. Ça tombe bien, Michael Matthews, symbole de ces deux caractères, figurait dans l’échappée matinale. Isolé au sein du groupe, soumis aux jeux des formations mieux représentées, le malin Matthews a préféré prendre un coup d’avance. Il ne l’a pas regretté. Rejoint par trois compères, il s’est attelé à la construction d’un douillet matelas au pied de la montée « Laurent Jalabert ». Suffisant pour épuiser Alberto Bettiol dans son retour, il le fut aussi pour écœurer l’italien par une meilleure gestion de l’effort, conclue par une attaque tranchante juste avant le sommet. Mathhews s’impose, l’attaque se prévaut.
Hugo Houle, au nom du frère
Spectatrice de ce jeu, la formation Israël Premier-Tech s’est aussi décidée à l’appliquer à son profit. Sur la route de Foix, elle lance deux cartes notoires : les Canadiens Michael Woods et Hugo Houle, alias le bouclier et l’épée. Pendant que le premier désorganise le retour de ses adversaires, le second s’envole dans le Mur de Péguère et s’impose largement en solitaire au sein de la cité ariégeoise. Victime de la force de Mads Pedersen quelques jours plus tôt à Saint-Etienne, le Québécois peut enfin rendre hommage à son frère décédé. Largement en avance sur ses poursuivants, il est rattrapé par l’émotion dans les derniers hectomètres de son épopée. Il consacre ainsi la mémoire par l’attaque.
Christophe Laporte ou l’attaque de la délivrance
Enfin, Wout Van Aert lui-même, pourtant artificier en chef, s’étonnait du dénouement de l’étape de Cahors, illuminée par le panache de Christophe Laporte. Libéré de ses obligations de gregario par son équipe, galvanisé par son leader, le varois n’a pas été assez sage pour attendre le sprint. Dès qu’il en eu l’occasion – une micro-cassure dans sa roue – il plaça une vigoureuse offensive pour recoller au sillage des échappés. Et lorsque ces derniers s’époumonèrent une dernière fois pour résister au retour de la meute, il s’envola vers la victoire. La seule et unique pour les Français. Comme un symbole, le salut des tricolores est venu de l’attaque.
Un duel haletant pour la conquête du Tour de France
Vingegaard – Pogacar : romanesques duellistes
Ces petites histoires ne doivent pas faire oublier la grande. Son duel structurel fut à la hauteur du spectacle de ces batailles d’un jour. D’une manière quasiment théâtrale, cette 109e édition du Tour de France organisa le retour au pouvoir du roi Pogacar avant de mettre en scène sa déchéance par Jonas Vingegaard, le petit prince danois. Et comme tout récit romanesque, les évènements ne s’arrêtèrent pas brusquement à la suite de ce bouleversement mais se nourrirent alors de multiples offensives, orchestrées sur tous les terrains possibles et imaginables.
Bien décidé à retrouver son trône avant le sacre de Paris, Tadej Pogacar, mué en invasif brigand, ne cessa d’harceler le porteur du maillot jaune, sans parvenir pour autant à le décoller d’un mètre de sa roue arrière. Désespéré, il s’essaya même aux grandes manœuvres, au départ de Saint-Etienne ou sur la route de Peyragudes, sans plus de succès pour autant. Même débarrassé de la garde rapprochée de son rival, il restait tenu en échec dans le duel d’homme à homme qui les opposait.
La Jumbo-Visma, vainqueure du Tour de France et reine du spectacle
Comme un symbole, l’arroseur fut finalement éclaboussé par la force de son bourreau dans l’ultime ascension du Tour, abandonnant toutes chances – et aussi tout regret – de ravir une troisième fois l’épreuve reine en autant d’années. C’est ainsi par une splendide offensive menée par Wout Van Aert et parachevée par Jonas Vingegaard qui la Jumbo-Visma conclu son majestueux chef d’œuvre, riche de six victoires d’étapes et de trois maillots distinctifs.
Si la plus grosse cylindrée du Tour du France aurait vraisemblablement eu les moyens de cadenasser la course et museler les velléités adverses, elle eut le brio de la magnifier de son panache. Si elle a autant été célébrée, ce dimanche soir sur les Champs-Elysées, c’est parce qu’elle n’a cessé de séduire le public au gré des offensives. Et si Tadej Pogacar n’a pas pu s’empêcher d’attaquer une dernière fois sur la plus belle avenue du monde, la Jumbo-Visma apparaît finalement comme la régisseuse en chef de ce Tour de France. Nos pupilles pleurent leur terme, mais nos rêves conservent leur saveur. Merci à tous. Merci au Tour.