Rien n’est plus reluisant que ce qui subvient au manque. Or, le Tour de France a le don de l’oxymore, du contraste foudroyant, du grand renversement. La traversée du Danemark nous avait lassés, frustrés et déçus, et voilà que la traversée des monts du boulonnais venait à faire pschitt à son tour. Christian Prudhomme nous avait-il survendu son tracé ? Avons-nous fantasmé outre-mesure à son sujet ? Ou bien est-ce les coureurs qui préservent leurs forces aux dépens de notre divertissement ? Tandis que les questions s’amoncelaient dans nos esprits, que l’on se préparait tant bien que mal à déguster les dix brefs kilomètres de la lutte ardente du sprint, la fusée Jumbo-Visma a décollé. En un coup de propulseur, elle nous a brutalement extrait de notre torpeur. Au moment-même où l’on attendait plus le spectacle, le voilà qui apparaît enfin.
Durant 900 mètres d’ascension, il prit la dimension du prestige de son hôte. Saisissant, sidérant, stupéfiant, il changea de braquet avec radicalité, basculant la chaîne d’un extrême à l’autre. On en prit plein les yeux. Trop même, en comparaison avec les 300 images par secondes que nos pupilles sont capables de percevoir. Alors il nous est paru nécessaire de revenir image par image sur les 2 minutes d’ascension du premier sommet de ce 109e Tour de France.
L’abordage décisif de la Jumbo-Visma
C’est par la large route de la côte d’Opale que le peloton du Tour de France abordé l’ultime difficulté de la journée : la côte de Cap-Blanc-Nez, du nom de la falaise éponyme. Surmontée par son mémorial, tourmentée par son histoire belliqueuse, celle-ci pensait bien assister à la paix des grands en son sein. D’ailleurs, en contre-bas de l’obélisque érigé entre 1920 et 1922, la boule arrivait concentrée, sa tête partagée entre gardes du corps des leaders et membres des trains des sprinteurs. La suite fut beaucoup plus tumultueuse qu’elle ne pensait.
En effet, à l’immédiate approche de la difficulté, les formations INEOS – Grenadiers et Jumbo-Visma accélèrent et remontent leurs coureurs de part et d’autre de la route. Les premiers sont situés à droite de la chaussée, les secondes ont choisi d’en prendre la gauche. Les deux équipes ont beau être situées côte à côte, ce détail va avoir son importance. Mais, surtout, leur légère avance sur leurs concurrents va leur procurer un avantage considérable dans les hectomètres à suivre.
En effet, l’abord de la côte de Cap-Blanc-Nez est marqué par un étroit virage en angle-droit, orienté vers le gauche, au cœur du bourg d’Escalles. La corde est donc accordée aux hommes de Wout Van Aert, Primoz Roglic et Jonas Vingegaard. Naturellement, cette trajectoire leur permet de prendre les devants à la sortie, au moment de relancer.
Le premier écart du 109e Tour de France
En effet, le virage est à peine franchi que Nathan Van Hooydonck se dresse déjà sur ses pétales et agite frénétiquement sa machine de droite à gauche, en contrepoids de son fort corps de flahute. Un coureur du Team Jayco-BikExchange s’écarte et laisse une cassure derrière lui, séparant les Jumbo-Visma et les INEOS du reste du peloton. Dès lors, la formation néerlandaise reprend le schéma mis en place sur la première étape de Paris-Nice.
D’accélérations en accélérations, de secousses en secousses les hommes au casque jaune provoquent un séisme sur la côte d’Opale. Leurs adversaires tressautent, le Tour tremble. La panique gagne les piégés. Tandis que Nathan Van Hooydonck jette toutes ses forces dans la bataille, Primoz Roglic, Geraint Thomas et Daniel Martinez (en arrière-plan), tentent tant bien que mal de recoller au bon wagon. L’effort requis est colossal, voire accablant.
Lorsque Nathan Van Hooydonck s’écarte, c’est Tiesj Benoot qui prend le relais. Si Thomas, Martinez et Roglic sont parvenus à rejoindre leurs coéquipiers, au contraire du reste de leurs concurrents, le punch du Belge ne leur laisse pas le moindre répit. Au contraire, le vainqueur des Strade Bianche 2018 torture leurs jambes gonflées d’acide lactique, jusqu’à provoquer l’implosion.
Les ténors du Tour de France en difficulté
Lorsqu’il s’écarte à 300 mètres du sommet, les ténors du Tour de France sont tombés. L’élastique s’est distendu pour Thomas et Roglic, le fossé s’est creusé pour Pogacar, que l’on n’aperçoit même plus au fond de l’écran. Mal placé au pied de la difficulté, le slovène se déchaîne pour raccrocher les roues de ses adversaires. S’il laisse des plumes dans cette périlleuse entreprise, non sans révéler quelques faiblesses par la même occasion, le grandissime favori de cette 109e édition du Tour de France reverra tous les fuyards avant Calais. Tous, sauf un. Wout Van Aert.
Van Aert s’envole, Pogacar coince
Maillot jaune sur le dos, le prodige flamand se livre désormais en personne. Un impulsif coup de rein permet de décrocher Simon Yates et Jonas Vingegaard. Le leader du Tour de France s’isole en tête de la course. Avec force et mental, il ne cesse inlassablement d’accélérer et s’envole en franchissant le sommet. En plongeant dans la descente, il jette un dernier coup d’œil dans son sillage, et n’aperçoit que des silhouettes au loin. Il est parti.
Cinq secondes après lui passent Jonas Vingegaard et Simon Yates. Quelques unités plus tard, Geraint Thomas, Daniel Martinez et Primoz Roglic franchissent ensemble le sommet du Cap-Blanc-Nez. Quant à Romain Bardet, le brivadois s’est détaché de Tadej Pogacar, qui suit peu après, Alexander Vlasov dans la roue. Coincé dans le cœur du peloton au pied de la bosse, David Gaudu rejoint bientôt tout ce beau monde, au terme d’une folle remontée.
Une côte riche d’enseignements
Si elle ne culmine qu’à 107 mètres d’altitude au-dessus de la Manche, la côte de Cap-Blanc-nez aura peut-être créé plus de dégâts entre les favoris qu’une grande étape de montagne. En les plaçant inopinément face à la difficulté, les dynamiteurs de la Jumbo-Visma les ont confronté à leurs propres forces. Or, à ce petit jeu, Tadej Pogacar a semblé moins impérial qu’il n’y paraît, au même titre que Primoz Roglic. En revanche, en tenant la roue de Simon Yates, dernier favori restant, Jonas Vingegaard a dû marquer de gros points auprès des bookmakers, et conforte son rôle de substitution au sein de la cylindrée néerlandaise. Du côté des Français, Romain Bardet a rappelé sa forme du Giro et David Gaudu a illustré ses aptitudes de puncheur.
Ce 109e Tour de France est vraisemblablement moins prédictible qu’il n’y paraît. Les surprises s’annoncent nombreuses, apportant avec elles leurs lots de défaillances et révélations. Si les statistiques se montrent en faveur de Tadej Pogacar après son prologue tonitruant, la course ne fait que commencer !