Je vous parle d’un temps que les moins de… 80 ans ne peuvent pas connaître.
A moins que… Vos aînés ne vous aient décrit l’époque.
Un temps où les vélos pesaient un bon douze kilos (au moins …), avaient cinq vitesses et le dérailleur sur le cadre. 49 ou 50 dents devant. Un temps où les écarts se comptaient par ¼ d’heure.
A moins que… Vous ne lisiez « Robic 47 », écrit par Christian Laborde.
Robic ? Ah oui… Il n’a pas gagné un Tour de France, ce gars-là ? Oui oui, et justement, c’était en 47. Voici Jean Robic, né en juin 1921, décédé en octobre 1980 dans un accident de voiture.
Ce livre de Christian Laborde qui lui est consacré est une petite perle.
Déjà, par le style. Voici en guise de mise en bouche. C’est Robic qui raconte.
« Je m’appelle Robic. Jean Robic. Je suis né le 10 juin 1921 à Condé-les-Vouziers, et plus breton que moi, tu meurs. Je vois vos gueules étonnées, vos yeux de merlan frit : le bled susmentionné n’est point en Bretagne. Et vous pensiez que ce détail géographique m’avait échappé, bande de clochards ! »
Voilà, le décor est planté, et tout le bouquin est du même tonneau. Vous aurez un autre extrait dans quelques instants.
Ensuite, par sa référence à l’époque. Nous sommes en 1947, c’est le premier TDF de l’après-guerre. La France et l’Europe sont encore en ruines, la reconstruction démarre timidement.
Le témoignage de la bouche de Robic qui habitait Paris en 1940 et qui connut l’exode (il retourna en Bretagne à vélo – évidemment !) est remarquablement décrit, alternant des passages sérieux, voire dramatiques, et des commentaires, disons, plus truculents.
Jugez plutôt : « La Pologne, on s’en souvient, avait été la première à morfler. Maintenant, c’est au tour de la Belgique et des Pays-bas d’y passer. Nous sommes le 10 mai 1940, il est 5 h 35 du matin. Y’a pas de baïonnettes, de fantassins, de trucs à la Weygand et Gamelin, juste des avions qui lâchent leurs bombes sur les aéroports et détruisent au sol les appareils belges et néerlandais. Il y a aussi les parachutistes qui s’emparent de la forteresse imprenable d’Eben-Emael, à Liège et des hydravions qui amerrissent sur la Meuse. » Voilà pour le début de la guerre.
Et sur la fin des hostilités : « L’Allemagne ayant capitulé, Mussolini ayant été pendu par les pieds, la bombe A ayant pété, le Japon s’étant écrasé, Staline et Roosevelt ayant copiné : c’est la paix. C’est la paix, et les américains ont déjà un nouvel objectif : la lune. (…) C’est la paix, et le 11 janvier 1946, Marcel Cerdan conserve son titre de Champion de France en battant Edouard Tenet. »
Que voilà une manière originale de raconter l’Histoire. Les écoliers devraient en raffoler.
Mais revenons à notre « héros » d’aujourd’hui. Il s’appelle Robic. Jean Robic.
Il le répète tellement qu’on ne risque pas de l’oublier. Vaudrait mieux d’ailleurs car c’est un teigneux, notre ami.
1m61 de mauvais caractère, 57 kilos d’énergie et parfois de rage.
Faut dire qu’il a des raisons.
Des surnoms à la pelle lui ont été attribués, à lui qui n’avait pas le prix de l’élégance à vélo ni un physique de jeune premier : Biquet, Biquet cœur de lion, la mésange, le nain jaune, casque d’or, Jean de Gaule, Tête de cuir, Trompe-la-mort.
A lui à qui Jacques Goddet (oui, le grand jacques Goddet !) qui organise la course Monaco – Paris 1946, vient lui dire qu’il ne gagnera pas la course.
Voici comment Robic le raconte. « C’est la journée de repos à Aix-les-Bains. Je suis allongé sur mon lit, en slibard, une serviette humide sur le front. On frappe à la porte. Je dis « Entrez ». Jacques Goddet entre. Il dit « Bonsoir Monsieur Robic. » il jette un coup d’œil dans la chambre, s’assurant ainsi que nous sommes seuls. Puis son regard se pose sur moi, me scrute de la tête aux pieds. (…) Et je ne suis guère à mon avantage, j’aurais pu me recoiffer. « Monsieur Robic, vous ne pensez tout de même pas gagner cette course … » Monsieur Goddet, moi je ne pense pas. Ce sont mes jambes qui pensent, et il semble bien qu’elles aient une petite idée derrière les mollets. » « Monsieur Robic, vous courez très bien, mais vous êtes … « Je suis quoi, Monsieur Goddet, trop petit, pas beau, pas votre genre d’homme … » « Ne vous méprenez pas, Monsieur Robic … J’attire votre attention sur le fait suivant : vous êtes le leader d’une trop petite équipe pour envisager la victoire finale … » « Je comprends. La victoire ne doit pas échapper à une grande équipe, l’équipe de France de préférence. Si c’est ça, Monsieur Goddet, fallait mettre en équipe de France. » (…)
Et quelques coups bas plus tard, Apo Lazaridès remportait Monaco – Paris 1946 devant René Vietto et Robic. Pierre Chany titrait à la une de Sports, le lendemain : « on assassiné Jean Robic ».
Il ne fut pas épargné non plus par les chutes : fractures de crâne (44 et 46), clavicule (2 fois en 52), déplacement de vertèbres (53), fracture du fémur (56). Ceci est un extrait, il y en a d’autres.
Mais son heure de gloire fut ce tour 1947, gagné lors de la dernière étape Caen – Paris.
On lit les derniers chapitres (consacrés à ce tour 47) en apnée. Un tout grand moment de cyclisme.
Et « Tête de cuir » fut aussi champion du monde de cyclo-cross, entre autres exploits…
Lisez ce livre sur la vie atypique de ce champion, vous allez vous régaler et revivre un cyclisme aujourd’hui disparu, au moins sur certains aspects.
Christian Laborde, « ROBIC 47 », Editions du Rocher. 21.90 euros. Mai 2017.