A quoi ça tient le bonheur ? A une attaque fulgurante dans une ultime rampe, à une cavale solitaire d’une dizaine de bornes, à un triomphe magistral sur le circuit d’une autre légende.
A quoi tiennent des larmes ? Au père d’un héros parti bien trop tôt au ciel, à une figure émue si communicative, à une Marseillaise retentissante en un lieu qu’elle avait déserté depuis fort longtemps.
A quoi tiennent des cris ? Au poids du passé soudainement envolé, aux efforts d’une carrière enfin récompensés, au rêve d’une vie finalement réalisé.
« 2020, qui es-tu ? » peut-on légitimement se demander. Pourquoi nous malmener de la sorte dans la vie quotidienne, pourquoi nous renvoyer nous cloisonner dans nos foyers, pourquoi nous imposer une crainte perpétuelle pour nos proches si c’est pour nous envoyer au septième ciel en parallèle ? Dans les livres d’Histoire, elle tiendra la corde à tous les chapitres : politique, économique, sanitaire… Elle sera relatée et répétée à nos fils, nos filles et nos descendants. Elle marquera les mémoires de chacun comme le tournant d’un siècle bien trop calme jusque-là. Pour la plupart, elle sera synonyme de drame, de cauchemar, de traumatisme. Mais pour les français, une visite à la page des sports transmettra un tout autre ton, pincera les cœurs et agitera la nostalgie comme le fantôme d’une saison dorée. Ce mois de septembre a été celui du retour du drapeau tricolore au sommet d’un podium de F1. Cette journée du 27 septembre a été le théâtre du monumental exploit de Fabio Quartararo en Moto GP, vainqueur pour la troisième fois de la saison et de nouveau leader du championnat du monde, plus que jamais en lice pour une couronne inédite au sein de l’hexagone. Et pourtant, ces deux extraordinaires évènements sont aujourd’hui submergés par la vague d’émotion suscitée par l’incroyable exploit de Julian Alaphilippe, premier champion du monde tricolore depuis Laurent Brochard en 1997.La célébration de Julian Alaphilippe lors de son passage sur la ligne d’arrivée | © @Imola_Er2020
« 2020, qui es-tu ? ». Après nous avoir traîné dans la peine, plongé dans la peur et enfoncé dans le malheur, pourquoi nous proposer une telle remontée de la sinusoïde ? Nous partions des abîmes de nos humeurs, nous en sommes désormais au paroxysme. Après l’infernale descente aux enfers, nous découvrons désormais une merveilleuse ascension au paradis. Le grand huit des sentiments est violent mais si grisant lorsqu’il est dans ce sens. Cette victoire n’enlèvera rien aux problèmes des restaurateurs, aux difficultés des gérants de salles de fitness ou de discothèques, aux restrictions liberticides subies par tous, elle n’ôtera pas les masques des visages, ne guérira pas les malades et ne réanimera pas les morts, mais qu’est-ce qu’elle est bonne à prendre ! En plus d’écrire l’histoire, cette année marquera au fer rouge la légende du sport tricolore, en inscrivant ce délicieux millésime en face de nombreuses performances renouvelées.Julian Alaphilippe dans les bras de son coéquipier Guillaume Martin à l’arrivée | © Compte twitter officiel de l’UCI / Auteur inconnu
« 2020, qui est-tu ? », cette question est destinée à rester en suspens, tel un mystère que l’on ne résoudra jamais, et sur certains points, c’est tant mieux. Ces quelques mois de folie susciteront toujours autant d’interrogations, d’énigmes et d’incertitudes, mais invoqueront aussi la magie, la féérie et la merveille du sport, quand celui-ci s’avère suffisamment fort pour recouvrir tout le reste, exciter nos cœurs et libérer nos esprits, quitte à vivre dans le déni. Mais profitons, profitons encore et encore de ces quelques minutes, de ces quelques heures voire de ces quelques jours d’extase, lors desquels les larmes de Julian Alaphilippe viendront continuellement nous submerger, nous emporter et nous immerger d’une joie intense. Profitons, avant de retourner aux annonces des contaminations qui s’enchaînent, des bars qui ferment, des gens qui stressent.L’attaque décisive de Julian Alaphilippe | © Compte twitter officiel de l’UCI / Auteur inconnu
« Champion du monde » peut-on dès lors s’écrier, et répéter perpétuellement cette expression dont on ne peut se lasser. Disons-le à nouveau : Julian Alaphilippe est champion du monde. En ces quelques mots se concentre tout le bonheur de la Terre. Dans le ciel grisonnant d’Imola, le français a fait resplendir l’arc-en-ciel de son nouveau maillot, qui lui va déjà si bien. Et au-delà des courbes de « l’autodromo Enzo e Dino Ferrari », au-delà des vignes de Romagne, ces bandes multicolores nous ont tous illuminés nos journées, comme des puissants rayons de soleil brisant la noirceur du temps. Et c’est parce que le natif de Saint-Amand-Montrond semblait moins fringant cette saison, parce qu’il n’avait pas égalé ses performances des années passées sur la Grande Boucle, et aussi parce qu’il affrontait une concurrence au niveau exceptionnelement élevé que ce triomphe s’avère encore plus moelleux, encore plus gouteux, encore plus savoureux que s’il était prédit. Être capable de se dresser sur les pédales, d’accélérer et de s’envoler ainsi sur de telles rampes et face à de tels champions n’appartient qu’aux démiurges, comme il n’y en a qu’une poignée par siècle. Dans le clan français, Jacques Anquetil et Bernard Hinault en furent notamment. Julian Alaphilippe en est un aujourd’hui. Cavalier solitaire traçant sa route en surplomb de la vallée imoloise, filant droit vers son destin princier à proximité de la plus vieille République du monde, « Alafpolak » a offert aujourd’hui à ses supporters un extraordinaire jubilé. Son attaque décisive puis sa résistance intrépide ont constitué de formidable moments de sports, et fourniront à chacun de sublimes souvenirs pour l’avenir.
Mais tant qu’il est encore temps, laissant l’âme agir avant que la mémoire ne prenne inéluctablement le relais. Laissons la béatitude envahir nos corps, guider nos dires et contrôler nos muscles. Laissons Julian Alaphilippe resplendir dans nos têtes et illuminer nos cerveaux. Laissons la petite voix de notre esprit nous répéter encore et encore ces trois mots magiques « champion du monde ».
Par Jean-Guillaume Langrognet