Ce dimanche de mars 1969, l’atmosphère est à la morosité. Les conditions climatiques exécrables laissent augurer, si ce n’est une journée de dupes, tout le moins une course des plus sélectives, âpre et pour tout dire, contraignante à souhait. La bise du nord, glaciale et revêche, tourbillonne aux faîtes des grands bouleaux qui ploient dangereusement. Le feuillage naissant frissonne, ajoutant à l’austérité ambiante une touche macabre. En outre, une pluie ininterrompue, mêlée de neige fondue, balaie l’assistance emmitouflée et promet secrètement aux flahutes un nivellement démentiel par élimination rédhibitoire. C’est dans ce climat de fin du monde que va s’élancer le Tour des Flandres. Tous les artistes de la petite reine ont néanmoins répondu présent à la grande kermesse flandrienne, notoriété oblige.
Le jeune Eddy Merckx a tout juste 24 ans lorsqu’il se présente au départ de l’épreuve mais tous ses adversaires présumés connaissent déjà sa boulimie de succès et son appétit de victoires à venir. Il est vrai que, nanti à cet âge d’un titre de champion du monde (1967), d’un Giro (1968), d’un Paris-Roubaix (1968), de trois Primaveras (1966, 1967 et 1969), d’une Flèche Wallonne (1967) et d’un Gand-Wevelgem (1967), le jouvenceau de Meensel-Kiezegem est non seulement en train d’ébaucher la saison la plus accomplie de sa jeune carrière, mais pire, d’inspirer une trouille innommable, insidieuse et irréversible à un peloton proche de la soumission.
La course, en fait, va se dérouler en trois actes distincts. A l’approche de Rudderwoorde, tout d’abord, à deux encablures de Courtrai, une chute déconcertante dans son déroulement élimine prématurément un favori déclaré en la personne de Walter Godefroot. Le « Finisseur », pourtant rompu à ce genre d’exercice, se trouvait malencontreusement à ce moment-là au beau milieu du peloton. La punition est immédiate pour le Belge de Flandria. Elle se dessine sous la forme d’une vive accélération, légitime, des adversaires déclarés du futur ex-patron des T-Mobile. Un groupe d’une trentaine d’hommes se retrouve ainsi au commandement d’une course qui est loin, très loin, d’avoir rendu son verdict. Tous les favoris, peu ou prou, figurent au sein de ce peloton réduit. Eddy Merckx, entouré de sa garde rapprochée, Spruyt, Stevens et Van de Kerckhove, n’est pas le dernier, loin s’en faut, à visser la poignée. Les compagnons d’échappée du futur Cannibale ne sont pas en reste et l’énoncé de leur nom laisse subodorer aux suiveurs de tout poil que nul ne les reverra avant le final de Meerbeke.
En effet, sont présents les Italiens Gimondi, Bitossi, Basso, Adorni et Zilioli et les Français Poulidor, Cadiou et Crepel. Merckx n’a pas attendu le secteur des Monts pour jauger ses adversaires potentiels et c’est dans son style caractéristique, arc-bouté sur sa monture, que le Wallon se porte en tête du groupe afin d’imprimer un train d’enfer dans le but d’opérer un écrémage en règle. S’ensuit une accalmie salvatrice pour une partie du groupe des fuyards qui, toutefois, n’inspire rien de positif aux membres présents de la Faema. Le train de sénateur qui s’est instauré depuis un moment déjà rend les desseins velléitaires de Merckx plus qu’aléatoires. Bravant la torpeur de l’assemblée présente, le futur mythe de la petite reine porte une attaque du côté de Renaix, plus précisément au mont Cruche. Au Mur de Grammont, le Belge voltige et n’aperçoit plus âme qui vive dans sa roue, si ce n’est le coureur au cœur fou Franco Bitossi, déambulant dans un rictus cadavérique, à une poignée de secondes au sommet du cauchemardesque raidar flandrien. Dans le faux-plat descendant, un regroupement partiel s’opère néanmoins. Outre Bitossi, la colonie italienne est présente dans son ensemble ou presque. Le Bergamasque entraîne dans son sillage ses compères Basso et Zilioli, le show-man fermant la marche. Cette situation nouvelle et inespérée génère une suave délectation voire un soupçon de jouissance dans le camp, hilare pour la circonstance, transalpin. Pensez donc, un Belge, fusse-t-il Merckx, pris en tenaille au sein d’une squadra de feu !
Les cinq roulent de concert et le Belge ne rechigne nullement à la tâche. C’est un euphémisme que de l’affirmer. Se présente alors, au lieudit Vollezele, la bien nommée, un faux-plat montant. Et alors, me direz-vous, le Tour des Flandres regorge de ce genre de difficultés et ce n’est pas une rampe de plus… excepté que le cap des 200 bornes est depuis un moment déjà remisé au profit et perte. Honnête joueur de ballon rond, Eddy Merckx produit une accélération anodine à l’endroit même, un stade municipal, où des marmots galopent à la poursuite d’un ballon capricieux. Tout un symbole. En réalité, le terme accélération semble galvaudé. Ici, changement de rythme serait plus approprié à l’effet escompté. Toujours est-il que celui-ci a pour conséquence d’opérer un trou imperceptible, encore, mais inexorable pour la suite. Les Italiens abasourdis par tant d’insolence se toisent un instant en chiens de faïence en maugréant dans leur patois latin tout le mépris que leur inspirait le jeune présomptueux. Mal leur en prit, car au bout de cette interminable ligne droite, le jeune pédant pointait déjà avec 25 secondes d’avance sans avoir réellement donné l’impression d’être à bloc. L’entreprise était tout de même osée. Le contre-la-montre par équipes qui s’ébranlait, tel un train en recherche dune vitesse de croisière, par les membres de la résistance italienne, aurait à un moment ou à un autre raison de pareille forfanterie.
C’est en tout cas ce que Guillaume Driessens a subodoré dans l’instant. Le directeur sportif-mentor-manager du jeune Eddy se porte alors à sa hauteur au volant de sa 404 et se met soudain à vilipender vertement l’insensé coupable de ce coup de folie. La réponse de l’intéressé fuse tel un boomerang à l’encontre du jovial patron de la Faema, par l’entremise d’un bras d’honneur du plus bel effet. Tant et si bien que Merckx poursuit son cavalier seul, faisant fi par la même occasion des plus élémentaires règles de prudence. Durant 25 bornes, vent de face et malgré les averses incessantes qui perdurent et s’acharnent sur sa carcasse transie, le Bruxellois d’adoption s’acharne à maintenir l’écart à une misérable minute. La qualité de l’opposition n’est évidemment pas étrangère à cet état de fait. Enfin, passé les longs bouts droits peu propices à la démarche entreprise, la course bifurque à Niederbrakel pour emprunter des portions de route plus favorables à sa chevauchée suicidaire.
A ce moment-là, déchaîné, Eddy creuse un écart qui s’avérera finalement déterminant. En prenant connaissance des nouveaux écarts, le train des azzuri, passablement harassé, prend alors un véritable coup de blues. La gamberge n’est pas bonne conseillère et a pour effet de rendre irrémédiable le simple vœu ou le misérable espoir de revoir le maillot Faema avant Meerbeke. Eddy Merckx, loin de toute cette philosophie latente, dominateur impitoyable, franchira la ligne d’arrivée plus de cinq minutes devant le Bergamasque, qui avait faussé compagnie dans les derniers hectomètres à ses compagnons d’infortune. Ces derniers afficheront un débours de plus de huit minutes sur le héros du jour. Pour la petite histoire, Marino Basso ne se formalisera pas en réglant Franco Bitossi au sprint.
Ce jour de 1969 est né, véritablement, le mythe et la légende du Roi Eddy. Non seulement il a démontré une supériorité insolente vis-à-vis d’une opposition de tout premier ordre mais, en outre, il a eu le bon goût d’y inclure un ingrédient déterminant et pour tout dire incontournable, dont tous les amoureux et passionnés de la petite reine sont friands et avares, à savoir le panache ! Cette saison 1969 le verra de surcroît écrire la première de ses cinq pages Tour de France avec, au passage, un trust unique de tous les classements mis en jeu. Il triomphera en outre lors de la première de ses cinq Doyennes et inscrira son deuxième Gand-Wevelgem à un palmarès, déjà exceptionnel. Eddy Merckx terminera la saison en tête du classement SuperPrestige-Pernod, véritable Championnat du Monde par points.
Michel Crepel