« Biquet », « Tête de cuir », « Gueule Cassée », « Tête de Choux »… il aura tout subi, tout supporté Jean Robic. Ce Breton pur souche au visage tavelé comme une pomme acide, dira de lui Pierre Chany, use ses fonds de culotte du côté de Radenac, bled de 835 âmes aujourd’hui. Gabarit de lilliputien (161 cm), le Breton nanti d’un front cabossé, d’oreilles décollées, d’un torse court mais musculeux, n’incarne pas, loin s’en faut, le champion idéal. Plus proche du faciès d’un boxeur que de l’esthétisme d’un avaleur de macadam, il en possède en outre le caractère entier. Révélé par le cyclo-cross, dont il fut le premier champion du monde à Vincennes en 1950, Biquet est un volcan en constante éruption. Doté de ressources physiques hors du commun, il allie une énergie peu commune à des talents de grimpeur très au-dessus de la moyenne. Pour couronner le tout, il honnit, exècre même, la hiérarchie du moment et les athlètes sculpturaux et esthètes, type Adonis. Toute la carrière de ce diablotin sera à cet égard émaillée d’épisodes de chamailleries légendaires plus ou moins ourdis, d’ailleurs, par une paranoïa dont il usera fort à propos. Son Tour de France 1947, remporté sans avoir porter la tunique jaune, est un exemple d’abnégation et de ténacité.
Ce Tour 1947 est tout d’abord celui de la reprise, et Jacques Goddet, fondateur depuis 1946 du tout nouveau journal L’Equipe, a été confronté à maintes difficultés afin de remettre sur pied la kermesse de juillet. Après sept années d’errances planétaires, l’engouement du public pour l’épreuve chère à Henri Desgrange est pourtant énorme et dépasse l’entendement. La frustration ressentie par celui-ci rejaillie alors sur toutes les classes de la société. En outre, l’absence du duo transalpin Fausto Coppi et Gino Bartali conforte le Roi René dans un rôle de favori légitime. René Vietto, dauphin du Belge Sylvère Maes lors de la dernière édition en 1939 n’a toujours pas vaincu le signe indien. Le Bon Samaritain de Tonin le Sage lors de la Grande Boucle 1934 a une nouvelle fois échoué cinq ans plus tard alors que, vêtu de jaune, il fut victime d’une amère défaillance en son royaume de prédilection à savoir la montagne. Cette fois pourtant, le Roi René, dont le regretté Louis Nucera fut un tifoso acharné, possède toutes les cartes en mains pour enfin réaliser ce que tout un peuple attend depuis des années.
Au soir de la 14ème étape, Carcassonne-Luchon, remportée en solitaire par Albert Bourlon, René Vietto s’est idéalement positionné en tête de la course et trône tel un monarque ceint de son bel habit de lumière. Si son avance n’est pas rédhibitoire sur ses proches poursuivants Camellini, Brambilla ou Ronconi, la colonie transalpine, voire le tricolore et équipier du natif de Rocheville Fachleitner, puisqu’elle avoisine les deux à six minutes, en revanche le fossé creusé par l’Azuréen sur son compatriote Jean Robic et plus encore sur le Belge Impanis semble apparemment du domaine de l’irréversible puisque celui-ci atteint la bagatelle de vingt minutes pour l’un, et culmine à trente minutes en défaveur du représentant d’Outre-Quiévrain.
Luchon-Pau, 15ème étape. Le peloton est concentré sur le « carré magique » pyrénéen. Peyresourde, Aspin, Tourmalet et Aubisque, dans l’ordre, dernières grosses difficultés de ce Tour 47, sont les derniers remparts au triomphe attendu du Roi René. C’est alors que résonnent aux tympans de certains suiveurs les vociférations abracadabrantesques d’un coureur de l’Ouest, maillot blanc et casque vissé sur la tête, à l’aurore de l’épreuve. Fulminant de ne pas avoir été enrôlé au sein de l’équipe de France, notre Biquet avait alors prévenu équipiers et adversaires (« je les aurai tous ! ») sur un ton laissant peu de place à l’équivoque. Conscient de l’ampleur de la tâche, le Breton attaque d’entrée. Insolent de panache il entraîne dans son sillage le prompt Brambilla, alors second au général. Nous sommes dans Peyresourde. Loin de se formaliser de la présence du suceur de roue Italien, Biquet se déhanche, place une énième attaque et décramponne, pour le compte cette fois, le besogneux Brambilla. Jean Robic passe trois minutes avant René Vietto au sommet. Pas de quoi affoler toutefois un clan tricolore hilare. Pourtant, les affaires du Cannois ne sont pas des plus brillantes au sommet du Tourmalet puisqu’il accuse maintenant un retard de près de treize minutes sur l’Express du Morbihan. A noter qu’à ce moment précis de la course, Brambilla, à huit minutes du Breton au sommet du Tourmalet, est virtuellement Maillot Jaune. Biquet est irrésistible, il vole le petit chose. Il y a du Blaireau dans Biquet. Le Roi René, hissé sans vergogne au sommet du Soulor par une marée humaine entièrement acquise à sa cause, ne rend nullement les armes et se bat avec sa machine comme un beau diable. Poussé dans ses derniers retranchements, au bord de l’asphyxie, Vietto jette toutes ses dernières forces dans la bataille. Il rejoint successivement Ronconi, Lazaridès puis au bout du rouleau, ivre de fatigue, il parvient néanmoins à recoller au duo Brambilla-Fachleitner. Le groupe de cinq, reconstitué, se lance alors à la poursuite de Biquet. En pure perte, bien évidemment, puisque notre Breton coupera la ligne plus de dix minutes avant le petit groupe de poursuivants dont le sprint pour la deuxième place reviendra à… René Vietto, l’indomptable !
Au soir de cette 15ème étape, Jean Robic n’est plus, si l’on ose dire, qu’à neuf minutes du Cannois. Reste le contre-le-montre de Vannes à Saint-Brieuc pour départager si besoin était les deux Français, mais lorsque l’on connaît les aptitudes de Vietto pour ce genre d’exercice, on ne loue plus guère les chances de Robic d’inverser la tendance. Lors de cette 19ème étape, il va se produire pourtant une chose invraisemblable, une situation ubuesque que seul le vélo en général et le Tour en particulier génèrent à torrent. René Vietto doit impérativement profiter de ce chrono pour creuser définitivement les écarts sur ses poursuivants. Bien en phase avec sa machine, il va s’enquérir auprès de Jean Leulliot des écarts lorsqu’il aperçoit sur le bas côté de la route un accident. Une moto s’est vautrée sur le macadam et le conducteur de celle-ci gît, inanimé et maculé de sang, dans le fossé. Le Roi René, blême comme un linceul, terminera les 139 bornes en roue libre, à plus de quatorze minutes de Raymond Impanis. A l’arrivée, il eut cette remarque bien dans la tradition du personnage. A quelqu’un qui s’inquiétait sur sa motivation à terminer le Tour, le Roi René lui retourna prestement tel un soufflet : « abandonner, qui parle d’abandonner, vous n’y pensez pas ? Un Vietto n’abandonne pas, il se retire ! »
Alors, que s’est-il passé lors de ce chrono de légende ? Est-ce la vue de ce motocycliste ensanglanté sur le bord de la route ou bien, comme le suppose Louis Nucera dans la biographie du Roi René, serait-ce plutôt l’absorption d’une mixture (50 % de bière et 50 % de cidre) offerte gracieusement par un outragé en cours d’étape ? Finalement, comme le suggérera justement Pierre Chany, l’Histoire ne retiendra sans doute pas le fait comme l’un des éléments décisifs de l’affaire, pour autant qu’il y ait eu vraiment attentat. Au soir de cette étape d’anthologie et à deux jours de l’arrivée à Paris, Pierre Brambilla porte le Maillot Jaune avec moins d’une minute d’avance sur son compatriote Ronconi. Jean Robic est troisième mais à près de trois minutes de l’Italien. Plus que ces trois minutes concédées depuis le départ du Palais Royal à Paris, c’est l’absence totale de difficulté qui semble vouer inexorablement le Breton à la troisième marche du podium final.
A la veille de l’arrivée dans la capitale, les positions sont inchangés et l’on voit alors assez mal comment la situation pourrait se décanter favorablement pour nos Français, placés certes, mais ô combien éloignés du Graal alors qu’il ne reste que les 257 bornes de Caen à Paris dénuées de toutes difficultés dignes de ce nom. Les premiers instants de l’étape voient sept hommes prendre le large. Parmi eux figurent le dernier des Flandriens Alberik Brik Schotte, flahute convaincu, et le Français Lucien Teisseire, équipier de Fachleitner et de Vietto au sein de l’équipe de France. A la sortie de Rouen, aux abords de l’anodine côte de Bonsecours, Biquet produit alors une accélération ahurissante qui a pour effet de faire exploser un peloton en goguette. C’est l’ultime chance du Breton de changer la face de ce Tour. Les traits déformés par la souffrance et l’effort inouï qu’il vient de produire, Robic malmène rudement sa monture et sa pédalée saccadée et à l’énergie, à ne jamais montrer dans les écoles pour puristes, rend la scène démoniaque. Dans sa quête de KO, il n’a pas aperçu Fachleitner et un peu plus loin Brambilla qui tentent de le rejoindre. Le Provençal de l’équipe de France, parvenu à sa hauteur, prend les choses en main et tente un moment de s’envoler seul et ainsi rejoindre Teisseire à l’avant. Mais c’était mal connaître Biquet que de vouloir l’abandonner ainsi après tous les sacrifices consentis dans Bonsecours.
Désormais en effet, pour l’un comme pour l’autre, décramponner Brambilla est la seule chose qui compte. Après, on verra. Cette association hétéroclite a pour effet soudain, dans un premier temps, de rejeter le Maillot Jaune au sein du peloton. Isolé, ne bénéficiant de l’appui que du seul Pierre Tacca, Brambilla semble à l’agonie. On murmure d’ailleurs dans le peloton que les transalpins ne verraient pas d’un bon œil la victoire de leur condisciple à Paris. A mi-course, l’avance du duo infernal sur le Maillot Jaune est grimpée à trois minutes. A l’avant de la course, Lucien Teisseire, Brik Schotte, Bernard Gauthier et consorts ouvrent la route de concert. C’est à ce moment précis que Léo Véron demande instamment à Teisseire de se laisser glisser et d’attendre Fachleitner, sacrifiant sur l’autel de la stratégie aléatoire la victoire d’étape au profit d’une hypothétique mais bien réelle victoire finale dans la Grande Boucle. A 100 bornes de Paris environ, les deux Français opèrent la jonction avec Teisseire. S’en suit une multitude de démarrages de Fachleitner, convaincu qu’avec l’appui de son nouveau compagnon il fera plier « Tête de Cuir ». Le Breton répond présent à chaque attaque du Provençal. Enfin, c’est au tour de Teisseire de poser une mine. Seulement là, Jean Robic, qui sent le coup foireux à cent lieux à la ronde, ne bouge pas une seule de ses deux feuilles de choux.
Le scénario se reproduit pourtant à l’infini, mettant dans une rogne sans nom le Breton. A ce sujet, Pierre Chany écrira alors, que Robic et Fachleitener eurent ce conciliabule sulfureux : « tu ne peux plus gagner le Tour, je ne te laisserai pas partir, cohabitons et je te verserai cent milles balles ». Fachleitner aurait répondu par l’affirmative et, comme par enchantement, la hache de guerre s’enterra d’elle-même. Seul un incident de course aurait pu résilier le contrat. Or, en dehors d’une dernière salve pour l’esprit dans la côte du Cœur-Volant, rien ne viendra plus interférer dans la marche triomphale de Biquet vers Paris. Jean Robic ne regagnera plus jamais la Grande Boucle, même s’il s’échinera encore et encore à réaliser de grands raids dévastateurs dans les massifs montagneux. Ainsi lors du Tour 1952, remporté par le Campionissimo, Biquet terminera 5ème à Paris. Notre joyeux drille invoquera, paranoïa oblige, tous les artifices fallacieux dont partenaires et adversaires auront usé pour lui faire perdre l’épreuve. Tous y passeront : Nello Lauredi, son équipier « Italien » de l’équipe de France, Marcel Bidot, le patron de celle-ci, Stan Ockers, Fausto Coppi lui-même et les commissaires de course. Tous auront droit aux gratifications d’usage, même Louison Bobet, absent cette année-là, pour qui le fait d’être natif d’Ille-et-Vilaine n’en faisait pas, par conséquent, un vrai Breton. Mais cet autre Blaireau qui, malgré un physique ingrat agrémenté d’un caractère de goret, enchantera les foules de l’après-guerre et dieu sait si celle-ci en avait besoin.
Michel Crepel