Le Luxembourgeois Charly Gaul est un coureur énigmatique jusqu’au bout des orteils. En effet, l’Ange de la Montagne, tel est son surnom, promène sa désinvolture au gré des épreuves sans jamais prêter un intérêt particulier aux classements généraux de celles-ci. Montagnard dans l’âme et escaladeur hors norme, Charly Gaul, de par ses dons innés d’alpiniste du macadam, pourrait prétendre à tous les honneurs dus à sa classe, en vain. Pourtant, en 1956, Charly Gaul participe pour la première fois au Giro. Comme à son habitude, le jeune homme, alors âgé de 24 printemps, se contente de réaliser son numéro favori lors des étapes montagneuses sans se soucier outre mesure de sa position dans la hiérarchie du peloton. Ainsi, à la veille de la grande étape des Dolomites, l’enfant du Grand Duché accuse un retard rédhibitoire de l’ordre de seize minutes sur le leader de l’épreuve transalpine, l’autochtone Pasquale Fornara. Pour conforter sa philosophie de course, le dilettante luxembourgeois confie, en cette veillée d’armes, à son fidèle équipier Marcel Enzer : « demain, je gagne l’étape et j’abandonne… »
Au matin de ce 8 juin 1956, les conditions climatiques sont exécrables. Le froid et la pluie mêlés laissent augurer une journée dantesque. Dès la deuxième ascension, le col de Rolle, Charly Gaul débute son one-man-show accompagné du seul Italien Bruno Monti. Il bascule en tête de la difficulté et possède déjà une avance conséquente de 2’35 » sur un autre monstre des cimes, l’Aigle de Tolède à savoir, l’Espagnol Federico Bahamontès. Hélas, des freins récalcitrants le pénaliseront sévèrement lors de la descente. En effet, tout au long de ce périlleux exercice, Charly est contraint d’user de ses seuls pieds pour ralentir, un temps soi peu, sa progression vertigineuse. A ce petit jeu, tous les efforts entrepris auparavant sont réduits à néant. Qu’on en juge. Au bas du Paso di Broccone, Gaul possède un débours de plus de six minutes sur la colonie italienne représentée par le Romain Monti, donc, Fornara, le Maillot Rose, Nino De Filippis et Arrigo Padovan. Le temps, en ce milieu d’étape, est toujours aussi abominable et de la neige fondue se déverse maintenant sur des coursiers transis de froid.
Par voie de conséquence, les premières défaillances (nous sommes à deux jours de l’arrivée et les organismes sont passablement affaiblis) apparaissent. Padovan, le premier, tente un baroud d’honneur en attaquant sèchement mais s’effondre quelques hectomètres plus loin, ayant trop présumé de ses forces du moment. Il abandonnera la course, anéanti, dans la foulée. Puis ce sera au tour de Monti, surpris quelques lacets plus loin au fond d’un ravin, paralysé par la froidure du blizzard. Nous sommes, à cet instant de la course, au pied de la montée finale vers Monte Bondone. Dans les premières rampes de la montée, De Filippis, alors leader virtuel du Tour d’Italie, est victime d’une terrible défaillance. Le malheureux transalpin, ivre de fatigue, tremblant de tous ses membres, s’affale de tout son poids sur le capot d’un véhicule suiveur tel un pantin désarticulé. C’est l’abandon inexorable. L’hécatombe est invraisemblable dans le peloton des rescapés de cette terrible journée. Requinqué après sa mésaventure de funambule malgré lui, et revenu du Diable Vauvert, Charly Gaul, qui a une haine viscérale de la chaleur, prend les rênes de la course et se propulse en tête de la colonne des rescapés en imposant un train d’enfer.
C’est maintenant une vraie tempête de neige qui s’abat sur ce Giro 1956. Faisant fi de tous ces éléments, le Luxembourgeois creuse des écarts autant inexorables que décisifs voire définitifs sur ses adversaires médusés. L’Italien Fantini, pourtant auteur d’une fin de course hallucinante, termine à huit minutes. Florenzo Magni, lui, accuse un retard de près de douze minutes sur un Ange de la Montagne déchaîné. A peine franchie la ligne au sommet du Monte Bondone, Charly Gaul sera immédiatement emmitouflé mais incapable de s’extirper de sa monture, les instances médicales le « désencastreront » avec une infinie délicatesse tant il était engourdi par la froidure. Conduit promptement dans une grange voisine, il recouvrera plus tard l’usage de ses membres endoloris. Au nez et à la barbe de tous les favoris et en dépit de tous les pronostics contraires à son avènement, il remportera, deux jours plus tard le premier de ses deux Tours d’Italie (le second en 1959). Son exploit n’est pas mince surtout lorsque l’on apprend que le Luxembourgeois s’est imposé sans l’aide d’un seul équipier, tous ayant abandonné chemin faisant ! Charly Gaul triomphera également lors de la Grande Boucle 1958, en procédant de la même manière. Un schéma de course quasiment identique à son épopée 56, à savoir, en étant pratiquement hors course avant le franchissement des Alpes puis en nous gratifiant d’une étape dont il avait le secret, dans la Chartreuse, où il atomisera tous ses adversaires.
Michel Crepel